Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 19.djvu/572

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme celles-ci : lettre de Mme Brillon, Nice, 11 décembre, 1781. — « Mon cher papa, je vous boude… oui, monsieur papa, je vous boude. Comment ! vous prenez des armées entières en Amérique, vous burgoinisez Cornwallis, vous prenez canons, vaisseaux, munitions, hommes, chevaux, etc., etc. ; vous prenez tout et de tout et la gazette seule l’apprend à vos amis qui se grisent en buvant à votre santé, à celle de Washington, de l’indépendance, du roi de France, du marquis de la Fayette, de MM. de Rochambeau, Chastellux, etc. et vous ne leur donnez pas signe de vie !… »

De sa vaillante plume qui n’avait peur de rien, pas même de notre grammaire, Franklin répondait : « Passy, 25 décembre, 1781. — Vous me boudés, ma chère amie, que je n’avois pas vous envoyé tout de suite l’histoire de notre grande victoire. Je suis bien sensible de la magnitude de notre avantage et de ses possibles bonnes conséquences, mais je ne triomphe pas. Sçachant que la guerre est pleine de variétés et d’incertitudes, dans la mauvaise fortune, j’espère la bonne, et dans la bonne, je crains la mauvaise. »

L’avenir demeurait incertain ; les régimens français et américains attendirent donc l’arme au pied, mais ne firent presque rien qu’attendre. Car, si George III voulait encore la guerre, son peuple n’en voulait plus. Rochambeau profita de ce loisir pour visiter à son tour les parties accessibles du pays, offrir des dîners et des bals à ses voisins, étudier les mœurs et les ressources des habitans, « courir les bois avec une vingtaine d’amateurs à sa suite. Nous avons forcé plus de trente renards. Les équipages de chiens des gentlemen des environs sont parfaits, » rapporte Closen. Les usages différens des Français et des Américaines amusent réciproquement les uns et les autres. Au premier de l’an, « la coutume des Français de s’embrasser, même en pleine rue, ce jour-là, fit beaucoup rire les Américans ; » mais, observe, avec un peu d’humeur, le jeune aide de camp, « en revanche, leurs shake hands, tiraillemens de mains plus ou moins longs et souvent très forts, valent bien les embrassades européennes. »

Rochambeau note de son côté foule de traits que reprendra plus tard Tocqueville, la diffusion des idées de tolérance religieuse, l’absence de privilèges, l’égalité mise en pratique : « Le colon, dans son habitation, n’est ni un seigneur de château, ni