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et puis un profond repos. Cette patience qui l’emplit donne au passant une idée des longs siècles de l’humanité. Pour une minute, il se croit vieux comme sa nation. C’est l’horizon de l’éternité. Dans ces solitudes, l’esprit se délivre du moment et retrouve les anciennes orientations. Il retourne à d’antiques volontés, se prêtera ce qu’il sent se ranimer en lui et retrouve des attachemens, dont il n’a pas une expérience qui date de sa vie.

Jadis, nous avions des maîtres visibles de tous au grand ciel de midi. Ils ont passé, ces dieux de notre terre, à la fois nos guides et nos emblèmes. Ils ont disparu, brisés par les apôtres du Christ. Mais leurs fantômes flottent toujours sur nos campagnes et voudraient reprendre corps. Il n’a pas suffi de les nier ou de les oublier pour les anéantir. Ils errent autour de nous, cherchent une prière, un accueil, un signe de bienveillance sur ces friches et dans ces bois où ils ont eu leurs derniers fidèles.

Quand le Christ établit son règne, il y a des siècles, sur ces terres, les grands dieux du paganisme lui cédèrent la place, émigrèrent. Comme les aigles et les vautours ont abandonné nos sommets, les Jupiter et les Vénus sont partis avec les fonctionnaires de l’Empire. Ces grands voiliers, tout prêts à déployer leurs ailes, sont retournés sur les îlots de la Grèce. Je les ai entrevus, ces oiseaux de haute mer, en naviguant à travers les Cyclades. Mais nos dieux locaux firent comme nos oiseaux de pays qui n’émigrent pas et qui passent l’hiver. Les paysans les transportèrent au fond des bois écartés et vinrent indéfiniment les honorer en secret. Malheur à eux, si, quelque jour, le maître de la villa les surprend ! En vain résistent-ils, la force les disperse et l’idole antique est brisée. Ah ! puissé-je rencontrer leurs membres dispersés !

Mais quelles sont ces vapeurs qui s’élèvent des taillis et des dépressions du plateau, quel est ce trouble qui m’agite ? Sont-ce les dieux de mes aïeux qui m’ont reconnu et qui m’attirent au fond des bois ? Le corps frissonne et recule, l’intelligence est de glace, mais un cœur fidèle bondit. Ames du purgatoire, aïeux qui réclament des libations sur leurs tertres, génies des lieux et mes propres sentimens réveillés, toutes les épaves religieuses de la vieille race m’appellent. Petits dieux locaux de tous grades, ils nous attendent et nous demandent si nous sommes