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Quel est ce charme que je subis ? Est-ce le son du vieux cor romantique et l’accent des premiers vers qu’à dix-sept ans, j’ai entendus ? C’est, de plus loin, un vieux monde qui m’appelle. A certains momens, j’ai besoin de me livrer aux vagues qui viennent du large, d’échapper aux rayons du phare ; je désire aller me reposer, me recharger loin des mesquines efflorescences de la pensée et me délivrer momentanément de moi-même. Mal résistant à la voix de la solitude et à l’appel des ténèbres, je me penche hors de la prison des choses claires sur le déroulement infini des flots obscurs. Des forces, longtemps contenues par la sévérité des châteaux de lumière, s’échappent dans l’immense horizon de la nuit. Je retourne aux lieux où se forme en moi le sens de ma destinée ; je retourne au primitif.


Aujourd’hui, après tant de courses errantes, je crois comprendre les conditions de mes plaisirs de voyageur et je m’aperçois qu’entre tous les paysages, ceux-là seuls vraiment me parlent, me chantent, comme dit la belle expression populaire, qui me reportent aux âges antérieurs ou plutôt les réveillent en moi. Je comprends la richesse de la Lorraine industrielle et cette activité qui fouille de toutes parts la terre pour y puiser la houille et le fer ; j’aime la vieille civilisation des vignes mosellanes, belle image d’ordre et de prospérité, et j’aime la douceur de nos vergers de mirabelles sur les pentes ; mais à tout je préfère les espaces déserts du plateau lorrain, cette immense étendue de nuages, de forêts et de vallonnemens où les villages et les cultures même sont rares, vaste pays de la tristesse sans déclamation. Le siècle n’a mis aucune marque sur cet horizon qui n’est fait que du grand ciel et des plis du terrain. Que j’aime cette apparence calme et froide, l’aspect des plus hautes œuvres de l’art et des plus fortes âmes, l’attitude sublime d’un repos chargé de puissance ! Ce paysage d’excessive sévérité, muet et déplaisant au plus grand nombre, atteint en moi des régions secrètes. Il m’entraîne dans un ordre et sur un plan supérieur au pittoresque, loin du domaine sensible. Au babillage du plaisir, au murmure des passions, à toutes nos agitations, un grand silence vient de succéder. Une émotion indéfinissable, toute calme, s’installe en nous, y répand ses vagues, nous unifie, nous remplit d’harmonie. C’est un ravissement mêlé de tristesse, une volupté solennelle. Nous sentons un ennoblissement