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et léché, tout gonflé de morgue aristocratique, qui, frais émoulu de l’École des Cadets, se figurait volontiers que nous vivions encore au beau temps de la schlague, et que des tyranneaux de son espèce pouvaient librement traiter nos braves soldats comme l’on avait coutume de traiter les chiens sur les domaines de monsieur son papa. Vers le même moment, un digne vieux sous-officier, militaire d’une bravoure et d’une intelligence remarquables, reçut la charge de donner les premières leçons aux nouvelles recrues. Cet homme, d’origine hongroise, et nommé Keledjy, serait depuis longtemps devenu officier, s’il avait pu seulement apprendre un peu à lire et à écrire : universellement estimé et aimé, honoré de quatre décorations, c’était sans contredit le meilleur instructeur de tout le régiment.

Le lendemain de la fête en l’honneur du roi de Prusse, Keledjy faisait la leçon à ses recrues, en présence du susdit jouvenceau. Un exercice difficile, qu’il avait commandé, ne parvenait pas à s’exécuter aussi bien qu’il aurait voulu. Or, voilà que le petit lieutenant, que l’on avait envoyé là pour qu’il apprit, lui aussi, et non point pour qu’il donnât des ordres, s’avance vers une des recrues, qui ne se tenait pas à l’alignement, l’accable de coups de poing et de pied, puis, se tournant vers Keledjy : « Caporal, lui crie-t-il, assomme-moi ce maudit animal ! — Pardon, mon lieutenant, répond le sous-officier avec une colère contenue, cela ne se trouve pas dans mon règlement ! J’ai commandé dans maints combats des compagnies entières, et même un bataillon ; mais jamais je n’ai eu recours à de pareils procédés. Seuls, les dégradés peuvent être battus : mais non pas un honorable soldat de l’armée royale ! — Je te dis que c’est moi qui te l’ordonne ! » s’écrie de nouveau le petit lieutenant, rouge comme un homard. A quoi le vieux sous-officier répond, d’une voix calme : « Mon lieutenant, mon roi lui-même s’abstient de me tutoyer, et je puis exiger de vous la même politesse. D’ailleurs, vous n’avez pas à commander ici ! — Quoi ? Comment ? Un maudit caporal ! Et tu te mêles encore de raisonner ? » Le lieutenant hurlait, étranglé par la rage. Puis le voilà qui tire son sabre du fourreau, et qui, du plat de l’arme, frappe à deux reprises les joues du sous-officier ! Sur quoi Keledjy, affolé à son tour par un tel outrage, abaisse vivement sa baïonnette ; et le lieutenant tombe mort, le cœur transpercé. L’aventure produisit naturellement une impression profonde. Chacun avait pitié du brave Keledjy, mais en reconnaissant l’impossibilité pour le sous-officier d’échapper à une sentence de mort devant le Conseil de guerre. Du moins tous les officiers, et Bülow lui-même, s’adressèrent-ils au Roi pour implorer la grâce du condamné ; et le fait est que, trois jours après, le pauvre Keledjy obtenait sa remise en liberté.


Quant au susdit complot des habitans de Chartres, Wenzel Krimer nous raconte d’abord les circonstances singulières qui ont permis de le découvrir. Un commandant prussien demeurait chez l’un des plus riches et notables bourgeois de la ville, appelé Peffetier. Ce commandant était, nous dit Krimer, un « homme d’un cœur d’or, adorant les enfans ; » et jamais, en fait, il ne rencontrait le petit garçon des