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leur escorte, s’arrêtant sans cesse pour adresser aux soldats d’affectueuses paroles d’encouragement. Un silence profond régnait sur la plaine : toutes les âmes frémissaient d’une attente solennelle.

Ce fut vers huit heures que la canonnade commença de notre côté. Notre bataillon était placé en colonne entre deux batteries russes, qu’il devait couvrir. Juste en face de nous, l’ennemi avait installé une longue rangée de canons, au milieu desquels nous voyions se dresser deux redoutes fortifiées. Le feu de cette quarantaine au moins de canons se poursuivait sans interruption : mais, tout en étant dirigé contre nous, il ne nous faisait aucun mal, car les coups, dans l’épais brouillard qui s’était soudain répandu, étaient pointés trop haut. Tous les boulets passaient en sifflant par-dessus nos têtes. Vers dix heures, cependant, le brouillard s’est levé ; et presque au même instant le feu de l’ennemi s’est arrêté. Déjà nous pensions que les Français, moins complaisamment traités par nos batteries, s’apprêtaient piteusement à nous tourner le dos.

J’étais descendu de cheval. Enveloppé dans mon grand manteau, je me tenais derrière la colonne, en compagnie du capitaine Pogwisch ; et, dans ma joie juvénile de tous ces boulels français inutilement dépensés, j’étais en train d’esquisser une figure de danse, lorsqu’une grenade s’abattit devant nous, éclata sur-le-champ, décapita un enseigne, troua la poitrine d’un officier, et écrasa les jambes de douze hommes de la colonne. L’ennemi avait reconnu son erreur, et rectifiait son tir. Moi-même, dès l’instant suivant, je me trouvai étendu sur le dos. Pogwisch me tenait par un bras, et me regardait avec inquiétude. Je tâtai timidement mes jambes ; et puis, les sentant saines et sauves, j’essayai de me relever : mais j’en étais empêché par quelque chose qui, derrière moi, retenait mon manteau. C’était un éclat de grenade qui m’était passé entre les jambes, déjà presque éteint, s’était pris dans mon manteau, et m’avait fait tomber.

Désormais, il ne s’agissait plus de danser, ni de rire. Les chirurgiens de ma compagnie s’étaient enfuis dès les premiers coups de feu, de telle sorte que je dus me charger, à moi seul, des douze amputations. Force m’était, naturellement, de me borner à arrêter l’effusion du sang, avant de faire transporter les opérés à l’ambulance la plus voisine. Je me trouvais ainsi occupé, lorsque survint une deuxième grenade, qui, celle-là, arracha complètement le bas-ventre de l’adjudant de notre bataillon, décapita trois hommes, et puis s’en alla infliger de graves dommages à un bataillon de Tireurs Silésiens postés derrière nous. L’ennemi, cette fois, ne nous manquait plus. Chacun de ses coups semait parmi nous une dévastation terrible ; et, avec cela, nul moyen de fuir, aucun effort à tenter pour nous dérober à une mort quasi certaine ! En trois quarts d’heure, nous avions perdu 5 officiers et près de 200 hommes. Furieux, hurlant de rage, les soldats exigeaient au moins la permission de s’élancer contre l’ennemi.

Enfin notre excellent major von Ziegler nous déclara qu’il nous autorisait, sous notre responsabilité, à essayer de prendre d’assaut l’une des deux redoutes françaises, celle qui s’élevait directement en face de nous. Avec un hourrah sauvage, nos braves jeunes volontaires s’avancent contre la redoute, la baïonnette baissée. Une colonne d’infanterie ennemie se précipite à notre rencontre, mais en peu d’instans nous l’avons refoulée.