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bien moins par sentiment de justice que par passion jalouse, et elle frappe moins le meurtrier de son mari que l’amant d’Hélissent. Et d’autre part, si Aude déteste tellement Pierre, c’est peut-être qu’elle l’a jadis trop aimé. Ainsi les noirceurs qu’on voit sont encore dépassées par celles qu’on ne voit pas. Et c’est cela même qui caractérise les tragédies, et par quoi les modernes ressemblent aux anciennes.

J’ai assez indiqué, au cours de cette analyse, que je n’aime guère le rôle de Clariel : il est sautillant, gentil, précieux. Mais il y en a un qui est franchement détestable : c’est celui de Pierre Dagon. Dans les rares momens où il paraît en scène, il fait le personnage le plus effacé et le plus médiocre. Ce qui nous frappe dans son altitude et dans ses propos — qui n’ont rien de frappant — c’est combien il a l’air paisible et l’attitude débonnaire. Est-ce possible qu’un être si terne, si indifférent, si parfaitement quelconque, soit celui auquel s’adressent les furieuses invectives d’Aude ? Jamais on ne nous fera croire qu’un monsieur si paisible ait inspiré tant de passions et si romantiques. Aucune femme ne lui résiste et l’ami qu’il assassine bénit sa main meurtrière ; cet homme-là n’est pas un homme ordinaire : c’est, comme on dit aujourd’hui, un surhomme, ou, comme on disait au temps de M. de Camors, un homme fort. C’est le roué de la Régence ou le grand seigneur méchant homme du XVIIe siècle. C’est Lovelace ou Don Juan. C’est, puisque nous sommes en Italie, un de ces princes de la Renaissance, guerriers et artistes, qui réunissaient en eux tous les prestiges, ceux de la race et de la beauté, des grandes manières et de l’esprit. Ou tout bonnement c’est un de ces dilettantes dom M. d’Annunzio a, dans ses romans, dessiné la figure inquiétante et analysé le charme pervers. Il fallait faire du séducteur un type étudié, fouillé, d’une psychologie rare et d’un relief accusé. Ou bien, ce qui eût été plus simple et non d’un moindre effet, il aurait fallu prendre le parti de ne point nous le montrer. Il fallait l’éliminer de la pièce, le reléguer à la cantonade. Il aurait été celui dont tout le monde parle et qu’on ne voit jamais, en sorte que chacun l’imagine à son gré et se le représente, par les yeux de l’esprit, plus grand que nature, — l’instrument de la Fatalité, comme elle invisible et présent. Ce qu’il ne fallait à aucun prix, c’était nous mettre sous les yeux une bonne face de bourgeois pour coin du feu.

À dire vrai, il n’y a dans le Chèvrefeuille qu’un rôle, celui d’Aude. On a comparé cette fille malheureuse et qui se venge à Hamlet et à Électre. Elle ressemble à ces personnages antiques, mais à travers une figure d’hier : l’André Cornélis de M. Paul Bourget. Il y a