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pour la guerre au nom de la philanthropie, » il en trouvait deux : « L’un très raisonnable et très réfléchi, celui de bien servir son Roi et sa patrie… l’autre plus exalté, un véritable enthousiasme pour la cause de la liberté américaine. » Les ministres hésitaient à cause de l’immensité du risqué, mais ils furent « entraînés peu à peu par le torrent. » Au cours de la traversée, seuls les chefs connaissaient exactement le but de l’expédition ; quelques officiers crurent un moment qu’on irait faire campagne ailleurs qu’en Amérique. Mathieu-Dumas note dans son journal ses appréhensions : « Surtout j’avais épousé de cœur la cause de l’indépendance américaine et ce n’eût été qu’avec le plus grand regret que j’eusse renoncé à combattre pour leur liberté. » Des Anglais ici encore, pas un mot ; ce qu’il souhaitait, comme tant d’autres, était moins de se battre contre les Anglais que pour les Américains.

Se rendant compte de la grandeur du péril, le gouvernement royal avait cherché, pour commander l’expédition, un soldat de ferme vouloir et sain jugement, qui comprendrait Washington et en serait compris, tiendrait en main les enthousiastes qu’il aurait à commander et éviterait les folles aventures ; l’heure des d’Estaing était passée, il fallait en finir ; Rochambeau fut choisi.

Le futur maréchal de France avait été destiné d’abord à la prêtrise par la seule raison qu’il était fils cadet, et il allait être tonsuré quand, son aîné étant mort, M. de Crussol, évoque de Blois, qui surveillait ses études religieuses, vint lui en donner la nouvelle en ces termes : « Il faut oublier tout ce que je vous ai dit jusqu’à ce jour ; vous devenez l’aîné de votre famille et il faut servir votre patrie avec le même zèle que vous auriez pu servir Dieu dans l’état ecclésiastique. »

Le jeune homme fut donc soldat, fit à seize ans ses premières armes en Allemagne sous le maréchal de Saxe, devint colonel à vingt-deux, au même âge que Washington, et reçut à Laufeldt ses deux premières blessures dont il faillit mourir. A la tête du fameux régiment d’Auvergne, « Auvergne sans tache, » il prit part aux principales batailles de la guerre de Sept ans et notamment à la victoire de Klostercamp en 1760, où Auvergne sans tache eut cinquante-huit officiers et huit cents soldats hors de combat, et où d’Assas trouva une mort glorieuse en accomplissant un ordre donné par Rochambeau. Lui-même fut de