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projetée était en effet la plus importante que la France eût lancée outre-mer depuis le temps des lointaines croisades. Il s’agissait vraiment d’une cause sainte ; celle de la liberté, mot magique et qui faisait alors battre les cœurs. « Pourquoi la liberté est-elle si rare ? disait Voltaire. Parce qu’elle est le premier des biens. »

Cet enthousiasme désintéressé frappait le raisonnable Franklin qui écrivait un peu plus tard : « C’est vraiment là une nation généreuse… Aller leur dire que leur commerce bénéficiera de notre succès et qu’il est de leur intérêt de nous aider, revient à leur dire : Aidez-nous et nous ne vous en aurons aucune obligation. Des gens de chez nous ont parfois tenu ici (à Paris) de ces propos déplacés et inconvenans. Il n’en est résulté nul bien. »

Tous ceux qui purent obtenir d’embarquer étaient convaincus qu’ils assisteraient à des événemens mémorables, probablement sans exemple, et il se trouva qu’en effet ils devaient assister à la campagne qui, avec celle de Hastings, où fut décidé en 1066 le sort de l’Angleterre et celle de Bouvines, qui fit de nous, en 1214, une grande nation, allait être l’un des trois faits d’armes les plus gros de conséquences auxquels des Français aient jamais pris part. Un résultat caractéristique de cet état d’esprit est que tous notaient leurs impressions, dessinaient, tenaient des journaux. Jamais, tout en faisant la guerre, on n’a tant écrit. Ces notes subsistent en quantité considérable, et de toutes mains, car la passion de narrer était commune aux gens les plus divers : journaux et mémoires de chef d’armée comme Rochambeau ou de chef d’état-major, comme Chastellux, membre de l’Académie française, adaptateur de Shakspeare, auteur d’une Félicité publique qui, disait Franklin, le montrait « véritable ami de l’humanité ; » récits d’aumônier de régiment comme l’abbé Robin, de viveur sceptique comme Lauzun, le nouveau don Juan, dont les récits de bataille alternent avec les ressouvenirs d’amour, beau, impertinent, licencieux, excellent soldat, audacieux et endurant, et destiné, ainsi que plusieurs de ses compagnons, à l’échafaud révolutionnaire ; journaux d’officiers divers comme le comte de Deux-Ponts, le prince de Broglie, qu’attendait lui aussi l’échafaud, le comte de Ségur, fils du maréchal, plus tard académicien et ambassadeur, Mathieu-Dumas, futur ministre de la Guerre d’un futur roi de Naples qui s’appellerait Joseph