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À ce titre, comme à beaucoup d’autres, les Éloges historiques de M. Darboux sont une des lectures les plus attachantes qui soient.


La plus profonde des études historiques de M. Darboux, la plus fouillée, celle où il a mis sans doute le plus de son âme est consacrée à Joseph Bertrand, qui fut son prédécesseur immédiat à l’Académie, et son maître. En la lisant, nous avons senti revivre et s’animer, par la magie des mots, cette figure spirituelle, vive, puissante, narquoise et bonne tout à la fois, qui a tenu tant de place dans les sciences et les lettres françaises et dans cette revue même, dont Joseph Bertrand fut jusqu’à sa mort le fidèle collaborateur.

La précocité intellectuelle de Bertrand, — bien plus prodigieuse que celle tant vantée de Pascal, — et qui, à l’âge de onze ans le rendait apte à entrer second à l’École polytechnique, la façon dont son éducation fut menée par des parens intelligens, en marge de la routine des lycées, sa mémoire stupéfiante, sa façon souvent si originale de travailler, — il découvrait un jour dans la rue un théorème remarquable que ses élèves appelèrent en cet honneur le théorème de la rue Saint-Jacques, — tout cela M. Darboux le fait revivre intensément. Le récit de la vie de Bertrand, l’exposé de ses découvertes scientifiques et de ses travaux littéraires n’est pas moins attachant On pourrait appliquer à toute cette étude la belle image par laquelle M. Darboux caractérise l’éloquence de son prédécesseur : « La clarté qu’il apportait dans son exposition n’était pas celle de la lampe du mineur qui se porte successivement et péniblement dans tous les recoins. C’était la pure lumière du soleil, baignant toutes les parties du sujet, éclairant les sommets, mettant en évidence les rapports mutuels des choses. »

À propos des élèves préférés de Joseph Bertrand, M. Darboux nous conte l’histoire vraiment tragique de l’un d’entre eux, Émile Barbier qui, interné à l’hospice de Charenton à cause du déséquilibre de sa raison dont il avait lui-même conscience, n’en continuait pas moins à envoyer à l’Académie des Sciences des communications ingénieuses et fines, riches en découvertes mathématiques auxquelles l’Académie décernait chaque année le prix Francœur. Est-il rien de plus douloureux, de plus énigmatique aussi, que la destinée de cet homme, qui dans le royaume le plus élevé de la raison pure, dans celui où tout n’est qu’ordre, harmonie, logique, équilibre, se montre transcendant, tandis que sa pauvre raison pratique sombre dans la folie ? L’exaltation