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ESQUISSES MAROCAINES.

tout le culte et nous montrait l’élévation régulière et tranquille de l’âme qui prie comme la poitrine se soulève et respire. Dieu est Dieu, proclame le Livre. Mais l’homme est l’homme ! Il voit la nature poursuivre sa vie prodigue et magnifique. Il sent, lui, son cœur vulnérable, son corps délicat, qui doit boire, manger, se vêtir, se protéger, fuir toujours la douleur et la mort.

La femme que vous avez suivie ici, au petit village de maisonnettes pointues, et qui s’est tout d’un coup dépouillée de son mystère et montrée si pareille à vous avec ses tendresses, ses craintes, ses douleurs, qu’a-t-elle vu et qu’a-t-elle mesuré de la vie ? Le haïk recouvrait son corps et son visage comme une gaine de pierre, vous disiez : c’est une statue. Ses pieds nus allaient sans bruit dans le sable, vous disiez : c’est un fantôme. Ici, la face découverte, le verbe libre, le geste ardent, c’est une femme. Mais elle naît et meurt n’ayant pour horizon qu’un petit cercle de plaine. Elle ignore si le monde continue au-delà et même s’il existe. Que possède-t-elle ? Une infime parcelle de terre peut-être, où croît un arbre, où broutent quelques chèvres. Quelles joies a-t-elle eues ? La courte attente de l’amour, la brève volupté des nuits de noce et ensuite plus rien que les rudes devoirs. Courbée comme une esclave, elle a été au labour, aux semailles, à la moisson, au lavoir, portant sur ses reins lié autour de son corps dans un linge, l’enfant qui a besoin de sa mamelle et qui, ballotté sur le dos maternel, laisse pendre sa petite tête inerte. La vie avare n’a laissé à cette mère de grand et d’infini que la misère et la douleur. Elle ne pense pas : jeune, son corps et son cœur attendent l’amour, ensuite sa vie s’enfonce dans une nuit monotone au terme de laquelle elle attend la mort. Toute pareille est sa voisine, toute pareille était sa mère, et le mot d’aïeule fait presque sourire tant est vague le lien qui lie ces êtres sans mémoire les uns aux autres. Quelle solitude que celle de l’être qui ne perçoit aucune souvenance de ceux qui ont marché sur la terre redoutable avant lui ! Il n’a pas reçu d’héritage. Il s’avance d’une marche craintive interprétant dans les ténèbres de son ignorance toutes les manifestations extérieures de la vie. Alors avec quelle promptitude l’horizon muet dans lequel il se meut, se peuple de fantômes et d’esprits ! Tout le jour, hommes et femmes, au labour, dans les plaines sèches où paissent les troupeaux, sur les plages où la mer grondante