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saine tradition de famille, l’intelligence naturelle, le goût de domination réfléchie, et l’ambition de traiter de puissance à puissance avec les grands l’emporte, enfin, si dieu il devient homme, tant mieux ; là où il régnera il fera un peu justice, il suppléera à l’absence d’une autorité établie, il apaisera les querelles. S’il demande et reçoit les aumônes, il les rendra en largesses. Sa maison sera l’abri du pauvre et le grenier de celui qui a faim. Toujours les galettes de pain sans levain, les cousscouss fumans sous les couvercles pointus de bois bariolé seront prêts pour le pèlerin : les ziara reviendront à ceux qui les auront données. On reconnaîtra la maison du Chérif, au va-et-vient de pauvres hères. Les aveugles portant bâton et besace y monteront à pas tremblans, au-dessus d’elle voleront les milliers de colombes attirées par le grain sans cesse répandu. Elles se multiplieront dans ces jardins d’abondance, et de loin leurs tournoiemens, qui jettent des éclairs bleus, leurs roucoulemens tendres signaleront la maison bénie où l’aumône attend le pauvre. Le marabout, le chérif sera riche, mais riche pour donner et dans ses mains les humbles offrandes, les petites pièces hassanes, les jarres d’huiles, les pannerées d’olives sembleront se multiplier à miracle. Et vraiment, pour avoir donné un épi, le pauvre qui le soir trouvera une place autour du cousscouss, une natte la nuit pour s’y coucher, un coussin de cuir pour reposer sa tête, se sentira béni et payé au centuple.

Ainsi, le petit enfant qui monte derrière son père, les yeux fermés, par la voie bordée d’aloès, sera devenu le marabout classique, le vrai chérif qui reçoit des mains paternelles une tradition raisonnable et respectable. S’il se prête aux dévotions rendues à sa personne, s’il se raidit et s’isole dans l’attitude d’un dieu lointain, c’est pour répondre aux aspirations intimes de son peuple en qui cette sensation de la distance avive la joie de contempler un envoyé du ciel. Ce devoir rempli, le chérif sait très bien ouvrir les yeux, compter les ziaras, les répartir en gardant pour lui-même la plus riche part ; il sait calculer tous les élémens de son pouvoir et, selon son intérêt, servir l’autorité suprême ou se dresser en face d’elle. Il sait aussi mettre bas les armes devant le chrétien, ayant tout à gagner, devant l’autorité large et juste qui s’établit en souveraine civilisatrice, à se faire son auxiliaire, pour ainsi dire, son lieutenant et son pensionné. Devenu son serviteur, il demeure le maître de la