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dont il n’aurait peut-être jamais qu’une vague notion. Il n’importait pas de savoir, mais de croire et, surtout, d’obéir. Toute sa vie, le mystérieux serment de fidélité au prophète, de haine au chrétien, d’esclavage au marabout et aux esprits, l’enfant allait le porter dans les sachets triangulaires, dans les tuyaux en roseau, en corne, en fer blanc. Il était voué. Son âme n’était plus que le petit jouet de la volonté d’un autre et peut-être de ses folies. Eût-on trouvé sur son cadavre (car la mort seule peut l’en dessaisir), les fragmens de parchemin, en vain eût-on essayé d’y lire. Le marabout y inscrit les formules en caractères vides de sens. Ainsi l’infidèle ne les connaîtra point. Seuls les esprits, pour qui elles sont faites, les lisent, comprennent les adjurations, les conjurations enchevêtrées en un labyrinthe où les yeux et la pensée s’égarent ; ils ont dicté les sermens farouches, les menaces, les prophéties, le mystère des nombres cabalistiques. Avec joie ils reconnaissent les imprécations funèbres qui appellent la mort contre celui qui tenterait de troubler leur royaume. Ils le tiennent, le musulman iconoclaste, le fils jaloux du Dieu jaloux. Et si le bon et fidèle musulman réservait à l’Ange Gabriel, sur sa tête rasée, une mèche de ses cheveux pour être emportée au Paradis de Mahomet, il livrait son cœur sans défense aux hommes qui se faisaient dieux et aux légions noires des démons.

Ainsi rien n’était changé, les petits-fils de Mahomet par Fatma, sa fille chérie, avaient eux-mêmes des petits-fils qui avaient eux-mêmes des descendans ; à la polygamie païenne succédait la polygamie musulmane, à l’ignorance antique, l’ignorance présente et les esprits de la nature sollicitaient comme autrefois les enfans de la nature de ne pas s’éloigner d’eux. Ils les tenaient dans cette alternance de crainte et d’espoir que donne la présence reconnue d’une puissance invisible et despotique. Mahomet, qui avait dit tant de fois : je ne suis que l’envoyé de l’Un, devenait le Dieu vivant présent en ses descendans et prince aussi des puissances d’en bas. Les tombeaux des marabouts morts se multipliaient et les marabouts vivans pullulaient. Selon leur naissance authentiquement ou fallacieusement chérifienne, selon la contrée où ils étaient nés, leur degré de culture, leurs tendances personnelles, ils étaient riches ou pauvres, vertueux ou vicieux, disposés à faire l’aumône ou cyniquement à l’exiger. Ils ne relevaient d’aucune autorité, d’aucune