Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/103

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
99
ESQUISSES MAROCAINES.

du tranchant de leurs cimeterres renaissait fatalement sur le sol islamisé. Les sources et les arbres sacrés devenaient les sources et les arbres marabouts. Et dans le cœur ténébreux de l’ignorant docile à la volonté de son maître et docile aussi aux enseignemens de sa vie chétive se superposaient les deux cultes : celui que de toute la ferveur de son âme il avait embrassé et aussi celui-là même que, docile au Coran, il vouait à la haine et à l’enfer.

Le pâtre passe avec son troupeau ! Il voit rougeoyer le soir, il s’arrête et, les bras étendus, la face tournée vers la Mecque, il récite la dernière prière du jour. Puis il se penche et, dévot, boit au creux de sa main une gorgée de l’eau maraboute, à la source où, tout petit, son père l’a conduit.

Alors, dans le silence de la plaine, le passant d’Europe qui cherche à entendre et à comprendre, peut saisir deux voix. Au dernier rayon du jour, le prophète rappelle à sa créature que Dieu est le maître de la lumière et des ténèbres et qu’il sied à l’homme de prier, de se prosterner et d’adorer. Et dans le frisson des aulnes, dans le bruissement des sources résonne le petit rire des dieux antiques et rustiques, qui prenaient ici leurs ébats et n’ont point été tout à fait délogés. Le pied de bouc du petit dieu n’a pas laissé d’empreinte dans l’eau fuyante. Elle naît, renaît, et s’écoule sans rien retenir des jours qui se sont écoulés sur ses bords. Mais au cœur de l’ignorant, docile à toutes les empreintes, le petit pied divin a laissé sa trace. Au livre du passé musulman le pâtre n’a jamais lu, mais, non plus, il n’a jamais effacé. Il porte toute une épigraphie sur ce cœur qui ne battra que le cours d’une vie et où nous lisons une histoire vingt fois séculaire. Le marabout apportait sa chaîne mystique qui le reliait au ciel, mais à ses mains qui promettaient le bienfait les hommes forgeaient tout de suite une autre chaîne qui descendait de plus en plus profondément au tréfonds tremblant des âmes et reliait ensemble, pour en faire les auxiliaires du bonheur, toutes les créatures de la terre conscientes et inconscientes, vivantes ou inertes, les arbres, les eaux, le sable, le plomb qui fait les amulettes, les cailloux qui jetés au Sebou conjurent la sécheresse. La sainteté et la puissance étaient partout, excepté dans le cœur de l’homme qui courait égaré d’une créature à l’autre dans le cycle infrangible. Un instant le pauvre dévot avait cru saisir la chaîne mystique et s’ouvrir