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posaient en champions de l’omnipotence divine. Une religion où sont enseignés comme dogmes vénérables non seulement la création ex nihilo, mais encore la miraculeuse naissance et la résurrection de Jésus, la transsubstantiation des espèces eucharistiques, la possibilité du miracle, saurait-elle ne pas tenir très fort à l’omnipotence de Dieu ? Or, de cette notion, que fait Aristote ? Elle ne lui est jamais entrée dans l’esprit ; elle ne pouvait pas lui entrer dans l’esprit. Son système exclut d’abord, absolument, toute idée de Dieu personnel : condensation des idées platoniciennes, son Dieu, pensée de la pensée, n’est au vrai que le type inconscient du monde, auquel celui-ci aspire et qu’il tend à réaliser. Les tendances profondes de l’esprit grec, si vivaces en notre philosophe, le condamnent, ensuite, à ne pas concevoir autre chose que le mesuré, le limité, le fini. En vertu de postulats qu’il pose, il décrète qu’il ne peut y avoir qu’un seul monde, que ce monde unique est fini en acte et même en puissance, que ce monde ne peut se mouvoir en ligne droite, que son centre doit être immobile, que le vide ne peut exister… L’aristotélisme est gros de nombreuses thèses de ce genre. Entre ces thèses et la thèse chrétienne de l’omnipotence divine, il y a contradiction formelle. À la suite de Guillaume d’Auvergne et d’Étienne Tempier, on discerne tout un groupe de penseurs que cette contradiction frappe, et qui s’acharnent à la mettre en lumière : ce sont des franciscains anglais, dont je ne citerai ici que les deux plus caractéristiques, Richard de Middletown et le fameux Guillaume d’Ockam. Rudes logiciens, chrétiens intransigeans, ils éprouvent je ne sais quelle allégresse, chaque fois qu’ils rencontrent une idée chère au Stagirite, à lui opposer la contradictoire[1].

  1. Richard de Middletown écrivait en 1281 son Commentaire aux Sentences ; Guillaume, né à Ockam (Surrey) vers 1280, mort à Munich, 1349 : curé de Langton (?), il se fait franciscain, étudie à Oxford, enseigne à Paris, vers 1312-1322 ; à partir de 1323-24, sa querelle avec les papes l’absorbe. Démolissant le Scotisme, tournant le dos au Thomisme, il a exercé une influence considérable. De ces deux franciscains rapprocher le fameux Roger Bacon, 1215(?)-1294, Guillaume Ware vers 1300 ; son élève Dun Scot, 1275-1308 ; l’élève de Scot, Jean de Rassois ; Peckham, Robert Kilwarby ; la plupart des Augustiniens. À l’origine de ce courant franciscain anglais anti-péripatéticien, placer Robert Grossetête (1175-1233) et son élève Adam Marsh, au milieu du xiiie siècle ; étaient-ils en relations avec l’école des Jordan et les Magistride Ponderibus ? Voir le Commentateur péripatéticien de Jordan l’Ancien.

    Sur ces questions, sur l’audacieuse entreprise de Damascène, d’Albert le Grand, de saint Thomas et des Dominicains, voir mon volume : le Christianisme et l’organisation féodale [Avenir du Christianisme, I. 6]. Paris, Bloud, 1911, passim.