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secourable ; mais les secours étaient sous condition, et la condition était que la Porte se soumettrait. Peu de délibérations, peu de résolutions ont été aussi douloureuses que celles du Grand Divan de Constantinople. L’assemblée s’est séparée sous le coup d’une émotion profonde et on a vu les deux vieux ennemis, Kiamil pacha et Saïd pacha, les deux grands vizirs qui se sont succédé si souvent au pouvoir et dont la rivalité a rempli toute une période de l’histoire ottomane, sortir la main de l’un dans celle de l’autre, pour indiquer à tous qu’ils s’étaient réconciliés en face d’un malheur commun, celui de la patrie.

On a cru alors qu’une étape importante était franchie ; sans doute il en restait encore plusieurs autres à parcourir, et elles étaient semées de difficultés et d’obstacles ; mais enfin la paix balkanique était assurée. Malheureusement, on se trompait ; on n’avait pas compté avec l’imprévu, qui se produit si souvent sur ce sable mouvant des aventures orientales : un complot militaire a renversé le gouvernement de Kiamil pacha et remis les Jeunes-Turcs à la place des Vieux. Tous les journaux ont raconté l’événement. Le Conseil des ministres était réuni lorsque Enver bey, suivi de Talaat bey et de quelques officiers, s’est présenté devant lui le revolver au poing. Nazim pacha et quelques officiers de son état-major, ayant voulu s’opposer à cette intrusion révolutionnaire, avaient été tués : leurs cadavres étaient à quelques pas, de l’autre côté de la porte. Que pouvait faire Kiamil ? Il aurait été héroïque de sa part de ne pas céder et, au besoin, de payer sa résistance de sa vie ; mais il n’est sans doute pas un héros ; on lui demandait sa démission, il l’a donnée. Enver bey s’est empressé de l’apporter au Sultan, et le Sultan l’a acceptée : lui non plus n’est pas un héros ; dans la longue captivité d’où il n’est sorti que pour monter sur le trône, la volonté qu’il pouvait avoir s’est atrophiée sans retour. Enver bey a imposé la sienne ; le Sultan s’est incliné, et de ce complot politico-militaire est sorti un nouveau gouvernement ayant à sa tête Mahmoud Chefket pacha, général de pronunciamiento, qu’on a peu vu pendant la guerre, mais qu’on retrouve après un coup de force. Il serait toutefois difficile, au moins aujourd’hui, de faire la part exacte de ce qu’il y a chez Enver bey et ses acolytes d’ambition personnelle et de colère patriotique. Depuis sa chute, le parti jeune-turc n’avait d’autre but que de revenir au pouvoir et de s’en emparer par tous les moyens, sous tous les prétextes. Un prétexte d’apparence patriotique s’est offert, l’indignation que devait causer à tout bon Ottoman une politique qui aboutissait à la cession d’Andrinople et probablement