Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/475

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

France. Plus que jamais, étant donné l’état de l’Europe, il est imprudent d’y toucher : nous craignons cependant que, d’ici à peu, la nécessité ne s’en impose avec une force irrésistible. Que la responsabilité en retombe sur ceux qui ont engagé l’affaire du Maroc comme on sait !

Une des grosses difficultés actuelles vient du Sultan. Quand nous écrivions, il y a quinze jours, qu’il semblait envier la situation de tranquille rentier dont jouit son frère Abd-el-Aziz, nous ne croyions pas si bien dire. On ne savait pas encore à ce moment à quel point de neurasthénie était tombé Moulaï-Hafid. Cet homme qui s’est emparé autrefois du pouvoir par la révolte, qui a joué sa tête avec audace et s’est montré chef de parti sans scrupules, sans crainte et sans pitié, est aujourd’hui bien différent de ce qu’il nous est apparu alors : sa décomposition morale est telle qu’il est obsédé de l’idée d’abdiquer. De ce fait, le gouvernement de la République était avisé depuis plusieurs mois déjà, puisqu’on. nous révèle que, dès octobre 1911, il a connu le projet du Sultan et n’y a pas fait une opposition de principe. D’où est venu à Moulaï-Hafid tant de lassitude et de dégoût ? Après être arrivé au but de son rêve, estimerait-il philosophiquement, comme un autre Salomon, que tout est vanité ? Son désenchantement est sans doute d’un ordre moins relevé. Le motif principal de sa résolution est plutôt qu’ayant eu plusieurs fois déjà très grand’peur pour sa vie, qui lui est chère, notre protectorat ne le rassure pas suffisamment contre le retour des mêmes dangers : et si tel est, en effet, son sentiment, il est de nature à nous donner à réfléchir sur ce que ce protectorat a encore d’instable, car l’instinct de conservation est presque infaillible. Quoi qu’il en soit, le Sultan nous a fait part de sa ferme volonté de prendre une retraite anticipée, comme un fonctionnaire auquel l’exercice de ses fonctions a donné des infirmités physiques ou morales. On reproche à M. de Selves de lui avoir donné son consentement et de lui avoir seulement demandé d’ajourner l’exécution de son projet ; mais pouvions-nous obtenir de lui autre chose et ne vivons-nous pas au jour le jour au Maroc ? En octobre dernier, nous étions en pleine négociation allemande ; la convention du 11 novembre n’était pas signée ; quelle aurait été notre situation si, au moment de faire accepter notre protectorat à Berlin, le Sultan avait abdiqué à Fez ? Avouons qu’elle aurait été aussi ridicule qu’embarrassante. Le Sultan pouvait donc nous imposer les conditions qu’il aurait voulues et peut-être faut-il le remercier de n’avoir pas abusé de ses avantages. Il nous a rendu depuis un réel service en signant le traité de protectorat. Il ne pouvait pas se tromper sur l’impression que ferait