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dont on connaît les merveilleuses vertus de bravoure intrépide et d’aveugle dévouement à Napoléon, l’auteur de la Comédie non divine a eu le malheur d’être trop aimé par ce père que la ruine de Napoléon avait réduit à l’inaction, et qui, depuis lors, avait vécu dans une terreur maladive de mécontenter son nouveau maître, l’empereur de Russie. Sigismond était son fils unique ; et le général Krasinski l’adorait : comment le jeune poète, dans ces conditions, aurait-il eu le courage de désobéir à un père qui n’avait au monde de pensée que pour lui ? Si bien que déjà en 1829, à dix-sept ans, l’étudiant avait dû se priver d’assister aux obsèques d’un patriote populaire ; sur quoi, ses condisciples, au retour, de la cérémonie, lui avaient fait subir la honte d’une sorte de dégradation publique, en lui arrachant les insignes scolaires de son uniforme. Sigismond avait dû abandonner l’Université et s’enfuir à l’étranger, où l’avait bientôt surpris la nouvelle d’une prochaine Révolution polonaise. De toute son âme, il aurait désiré pouvoir accourir là-bas, prendre sa part de cette Révolution qu’il avait toujours appelée de ses vœux. Une fois de plus, son père lui interdit de bouger, sous peine de le renier et de mourir de chagrin. Ce fut encore son père qui, plus tard, l’empêcha d’épouser une jeune femme qu’il aimait ; et pareillement c’est ce père qui, toute sa vie, — il n’allait mourir qu’en 1859, quelques jours avant Sigismond, — en obligeant son fils à ne pas se faire enlever l’autorisation de retourner dans son pays, l’a condamné à rester « le poète anonyme de la Pologne. « Jamais, à cause de lui, son fils n’a pu signer aucun de ses poèmes, ni connaître les joies de la renommée.

Et peut-être sera-t-on tenté de sourire à l’idée d’une existence de poète ravagée ainsi par la crainte de désobéir aux caprices d’un père : mais il y a souvent, dans notre destinée humaine, des situations dont l’énoncé risque de paraître ridicule, tandis qu’en réalité elles accablent d’un poids écrasant les faibles épaules qui se trouvent forcées d’avoir à les subir. Des trois grands poètes nationaux de la Pologne, Krasinski a été seul à ne pas connaître les angoisses de la misère. ni celles de l’exil : mais, avec tout cela, aucun de ses deux rivaux n’a été aussi profondément, aussi tragiquement malheureux ; et de là vient encore, peut-être, la nuance de respectueuse affection qui se mêle aujourd’hui, dans le cœur de ses compatriotes, à l’hommage unanime de leur admiration pour le noble poète né il y a cent ans.


T. DE WYZEWA.