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honte à toi ! Toutes les pensées et toutes les formes sont comme de la cire entre mes doigts.

HENRI. — A quoi bon parler avec toi ? Jamais tu ne me comprendras » car chacun de tes pères est enfoui dans la fosse commune, après avoir vécu comme une chose morte ! (Étendant la main vers les portraits de ses ancêtres.) Regarde ces figures ! L’amour de la patrie, du foyer, de la famille, cette pensée qui est ta grande ennemie, se voit inscrite sur les rides de leurs fronts ! Et ce qui était en eux, et a passé, cela revit en moi aujourd’hui ! Gloire à nos pères !

PANCRACE. — Oui, gloire à tes pères sur la terre et dans les cieux ! En effet, leurs portraits méritent d’être considérés ! Celui-ci, ce staroste, s’amusait à fusiller des femmes, et à brûler des Juifs ! Cet autre, le chancelier, avec des sceaux à la main, falsifiait des actes, achetait des juges, et c’est de lui que te viennent tes plus beaux domaines ! Cet autre, ce noiraud aux yeux enflammés, il volait leurs femmes à ses meilleurs amis ! Celui-là, avec son collier d’or, doit évidemment avoir servi l’étranger ! Cette jeune femme pâle, aux boucles noires, lit la lettre d’un amant, et sourit, car déjà la nuit est proche. Cette autre, avec un petit chien sur ses genoux, servait la maîtresse aux rois ! Oui, en vérité, voilà une généalogie bien fournie ! Mais le jour du jugement va luire, et, en ce jour-là, je vous promets que l’on n’oubliera aucun de vous, avec tous vos exploits et toute votre gloire !

HENRI. — Tes paroles se brisent contre leur gloire, comme autrefois les flèches des païens contre leurs saints boucliers ! Mon hôte, tu peux t’éloigner librement.

PANCRACE. — Au revoir sur les remparts de l’abbaye ! Et lorsque vous n’aurez plus de poudre ni de balles...

HENRI. — Alors nous nous rapprocherons à la longueur de nos sabres ! Au revoir.


Mais c’est d’un bout à l’autre du drame que les deux principes opposés de la poésie et de la prose, de l’idéal et du réel, s’affrontent ainsi sans arrêt et tâchent à conquérir notre sympathie, jusqu’au moment où le chef des destructeurs. Pancrace, triomphant sur les ruines d’une antique abbaye, — qui seule désormais constituait le refuge des représentans du monde d’autrefois, — succombe à son tour sous les coups mystérieux d’un Pouvoir supérieur au sien, et laisse à la troupe discordante de ses compagnons la tâche de transformer en un monde nouveau l’inconciliable chaos de leurs appétits et de leurs rancunes.


Je m’aperçois que ces citations m’ont pris bien des pages, et qu’il ne me sera plus possible de rappeler ici au lecteur français avec autant de détails que j’aurais voulu, la touchante tragédie qu’a été aussi la carrière poétique et toute la destinée terrestre de Sigismond Krasinski. Fils de l’un de ces généraux polonais de la Grande Armée