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compose ; il éliminera donc de parti pris tout ce qui, venu du dehors, risquerait de troubler la liberté de son rêve, d’obscurcir la clarté de sa vision ; les hommes et les œuvres qu’il décrira, ce n’est pas en eux-mêmes qu’il s’efforcera de les voir, c’est dans l’intimité de sa propre conscience qu’il les regardera. C’est les yeux fixés sur l’image intérieure qu’ils lui ont laissée qu’il travaillera : c’est cette image, — uniquement, — qu’il voudra transporter sur la toile. Peu lui importe qu’elle ne ressemble pas entièrement au modèle. « Dans les portraits littéraires que j’esquisse, nous dira-t-il avec ingénuité, je ne cherche qu’à reproduire l’image que je me forme involontairement de chaque écrivain, en négligeant ce qui, dans son œuvre, ne se rapporte pas à cette vision. Or il arrive souvent que l’écrivain y gagne ; mais il y perd aussi quelquefois. » — Habemus confitentem.


Lamartine, ignorant qui ne sait que son âme,


disait Sainte-Beuve dans un vers célèbre. M. Lemaître n’est pas ignorant ; il a beaucoup lu, beaucoup vu, beaucoup retenu. Mais, quand il écrit, c’est son âme même qu’il nous raconte à propos d’autrui. Et si la connaissance intégrale, objective des autres âmes y perd quelquefois, combien son art à lui y gagne en sincérité, en charme, en finesse originale ! Et c’est ce qu’il sent bien. Et c’est pourquoi il s’est fait le praticien et le théoricien de l’impressionnisme littéraire.

Il me semble qu’on s’explique mieux maintenant les caractères particuliers de la critique de M. Jules Lemaître. Son horreur du dogmatisme, sa défiance à l’égard des idées générales, son dédain des procédés de la critique dite « scientifique, » et même de la critique sans épithète, pour peu qu’elle se soucie d’être impersonnelle, objective, et même tout simplement historique, tout cela provient d’une seule et même cause : le besoin jaloux de défendre son moi contre le moi d’autrui, de sauvegarder les droits de son originalité personnelle. Pareillement, ce que l’on a appelé, assez improprement d’ailleurs, son scepticisme, qu’est-ce au fond, sinon un moyen de défense encore, — M. Lanson, je crois, l’a justement remarqué, — une façon de réserver la liberté et de légitimer la mobilité de ses formes individuelles de penser et de sentir ? De là encore son apparent dilettantisme : car, trop intelligent pour penser et sentir à vide, il a voulu enrichir son moi des impressions les