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tempête, la joie immobile de l’extase ou le trouble d’une colère déchaînée, une ascension ardue vers une vérité difficile ou une descente légère d’un principe lumineux à des conséquences qui se déroulent sans peine, une crise morale ou une douleur lancinante en évoquent des intuitions tout à fait incomparables entre elles. Et il n’y a pas ici des instans qui s’alignent, mais des phases qui se prolongent et se compénètrent, dont la suite n’a rien d’une substitution de points à points, mais ressemble plutôt à une résolution musicale d’accords en accords. Et de cette mélodie toujours nouvelle qui constitue notre vie intérieure, chaque moment contient comme une résonance ou un écho des momens passés. « Que sommes-nous, en effet, qu’est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l’histoire que nous avons vécue depuis notre naissance, avant notre naissance même, puisque nous apportons avec nous des dispositions prénatales ? Sans doute nous ne pensons qu’avec une petite partie de notre passé ; mais c’est avec notre passé tout entier, y compris notre courbure d’âme originelle, que nous désirons, voulons, agissons. » De là vient que notre durée est irréversible, de là vient sa nouveauté perpétuelle, chacun des états qu’elle traverse enveloppant le souvenir de tous les étals antérieurs. Et nous voyons ainsi, en lin de compte, comment, pour un être doué de mémoire, « exister consiste à changer, changer à se mûrir, se mûrir à se créer indéfiniment soi-même. »

Avec cette formule, nous voici en face du problème capital où se rencontrent psychologie et métaphysique, le problème de la liberté. La solution qu’en expose M. Bergson marque un des points culminans de sa philosophie. C’est de ce sommet que s’éclaire pour lui l’énigme de l’être intérieur. Et c’est le centre où viennent converger toutes les lignes de sa recherche.

Qu’est-ce que la liberté ? que faut-il entendre sous ce mot ? Prenez garde à la réponse que vous allez faire. Toute définition proprement dite impliquera par avance la thèse du déterminisme, puisque, sous peine de cercle vicieux, elle exprimera nécessairement la liberté en fonction de ce qui n’est pas elle. Ou bien la liberté psychologique est une apparence illusoire, ou bien, si elle est réelle, on ne la peut saisir que par intuition, non par analyse, dans la lumière d’un sentiment immédiat. Car une réalité se constate et ne se construit point : et nous sommes ici, ou jamais, dans une de ces circonstances où la tâche du