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représente seulement ou surtout notre vie sentimentale. Raison et pensée participent au même caractère, dès que l’on pénètre en leur profondeur vivante, qu’il s’agisse d’invention créatrice ou de ces jugemens primordiaux qui orientent notre activité. Si quelque stabilité plus ferme s’y manifeste, c’est comme une permanence de direction, parce que notre passé nous reste présent.

Car nous sommes doués de mémoire et là est peut-être en somme notre caractéristique la plus profonde. Par la mémoire, en effet, nous nous grossissons, nous nous enrichissons incessamment de nous-mêmes. D’où vient la nature tout originale du changement qui nous constitue. Mais c’est ici qu’il faut s’affranchir des représentations familières ! Le sens commun ne sait pas penser le mouvement. Il s’en forge une conception statique et le détruit en l’arrêtant sous prétexte de le mieux voir. Le définir comme un ordre de positions, par une loi génératrice, par un horaire ou tableau de correspondance entre des lieux et des instans, n’est-ce pas au fond se le donner tout fait d’avance ? n’est-ce pas confondre la trajectoire et le trajet, les points traversés et la traversée des points, le résultat de la genèse et la genèse du résultat, bref la quantité de longueur déposée au cours du passage et la qualité du passage qui déroule cette longueur ? Ainsi du mouvement disparaît la mobilité même, qui en est l’essence. Même commune erreur au sujet du temps. La pensée analytique et discursive n’y sait voir qu’un chapelet de coïncidences chacune instantanée, un ordre logique de rapports. Elle en imagine l’ensemble comme une règle graduée où glisse, curseur géométrique, ce point lumineux qu’on nomme le présent. Elle configure ainsi le temps à l’espace, « sorte de quatrième dimension, » ou du moins elle le réduit à n’être plus qu’un schème abstrait de succession, « fleuve sans fond, sans rives, qui coule sans force assignable, dans une direction qu’on ne saurait définir. » C’est qu’elle le veut homogène, et tout milieu homogène est espace, « car l’homogénéité consistant ici dans l’absence de toute qualité, on ne voit pas comment deux formes de l’homogène se distingueraient l’une de l’autre. »

Tout autre se montre la durée vraie, la durée vécue. C’est l’hétérogénéité pure. Elle comporte mille degrés divers de tension ou de relâchement, et son rythme varie sans trêve. Le silence magique des nuits calmes ou le désordre effaré d’une