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vraisemblable que les choses se passent ainsi. Car à supposer que les formes dont on parle, et auxquelles nous adaptons la matière, viennent entièrement de l’esprit, il semble difficile d’en faire une application constante aux objets sans que ceux-ci déteignent bientôt sur elles : en utilisant alors ces formes pour la connaissance de notre propre personne, nous risquons de prendre pour la coloration même du moi un reflet du cadre où nous le plaçons, c’est-à-dire, en définitive, du monde extérieur. Mais on peut aller plus loin, et affirmer que des formes applicables aux choses ne sauraient être tout à fait notre œuvre ; qu’elles doivent résulter d’un compromis entre la matière et l’esprit ; que si nous donnons à cette matière beaucoup, nous en recevons sans doute quelque chose ; et qu’ainsi, lorsque nous essayons de nous ressaisir nous-mêmes après une excursion dans le monde extérieur, nous n’avons plus les mains libres. »

Pour éviter cette conséquence, il y aurait bien, à vrai dire, une échappatoire concevable. Elle consisterait à soutenir par principe une absolue analogie, une similitude exacte entre la réalité interne et les choses du dehors. Les formes qui conviennent aux unes conviendraient alors également à l’autre. Mais remarquez déjà qu’un tel principe constitue, au premier chef, une thèse métaphysique, dont en toute occurrence il serait illégitime de poser l’affirmation préalable comme postulat de méthode. Remarquez ensuite, et surtout, que sur ce point l’expérience est décisive et manifeste plus clairement chaque jour l’échec des théories qui veulent assimiler le monde de la conscience à celui de la matière, qui veulent calquer la psychologie sur la physique. Ce sont là des « ordres » différens. L’outillage du premier n’est pas transportable au second. Dès lors s’impose l’attitude adoptée par M. Bergson. Nous avons un effort à donner, un travail de réforme à entreprendre, pour lever le voile de symboles qui enveloppe notre habituelle représentation du moi, qui nous dérobe ainsi à nos propres regards, pour nous retrouver enfin tels que nous sommes réellement, immédiatement, au plus intime de nous-mêmes. Cet effort, ce travail sont nécessaires parce que « pour contempler le moi dans sa pureté originelle, la psychologie doit éliminer ou corriger certaines formes qui portent la marque visible du monde extérieur. » Quelles sont ces formes ? Tenons-nous-en aux principales. Les choses nous apparaissent comme des unités