Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/794

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vieux soldats s’étant arrêté fortuitement sur la place des Victoires, ils descendirent, les yeux en pleurs, et s’agenouillèrent devant la statue île Louis XIV, l’appelant leur père et disant qu’ils n’en avaient plus[1]. » Racontés, amplifiés par les gazettes et par les nouvellistes, ces faits touchèrent vivement la sensibilité publique, et la réputation du comte de Saint-Germain en reçut une nouvelle atteinte. Quel résultat produisit, au surplus, ce coup d’autorité ? La plupart de ces malheureux, sans famille, sans métier, sans autres moyens d’existence que leur maigre pension, tombèrent dans une si grande misère, qu’il fallut, l’année même, réintégrer les cinq sixièmes dans cet Hôtel d’où on les avait arrachés.


V

À ces actes malencontreux, Saint-Germain joint souvent des formes maladroites qui tiennent à sa nature et à son caractère, et moins peut-être à ses défauts qu’à l’excès de ses qualités. C’est sa sincérité, c’est sa franchise bourrue qui font qu’en conversant avec les commis de son ministère, il dit à chacun d’eux le mal qu’il pense des autres et que, tout haut, chaque soir, au sortir de son cabinet, « il se répand en plaintes amères » sur ceux avec lesquels il vient de travailler[2]. C’est son sentiment du devoir, c’est son intransigeance vertueuse, qui lui font exiger de ses subordonnés un détachement de leur intérêt personnel, qui ne s’accorde guère avec l’humaine faiblesse. Le jour où le duc de Croy demande une récompense pour un officier de son corps, qui s’est distingué par son zèle au cours d’une épizootie, le ministre se fâche et répond brusquement : « Toujours des récompenses pour faire ce dont on a été chargé ! On est payé pour le faire. Il faudrait bien déshabituer cette nation de demander des grâces pour avoir fait son devoir ! » C’est par cette apparente dureté « qu’il se faisait haïr, » observe justement Croy[3]. Enfin, c’est sa scrupuleuse honnêteté qui, chaque fois qu’il refuse quelque faveur injustifiée, lui inspire des accens d’une indignation méprisante, qui blesse bien plus que le refus. A la suite d’un mot de ce genre, Choiseul

  1. L’Espion Anglais, t. IV. — Vie du comte de Saint-Germain, par Grimoard.
  2. Mémoires du prince de Montbarey.
  3. Journal du duc de Croy.