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du Grand Frédéric[1]. » Mais cette opinion était rare ; la grande majorité s’indignait, protestait, répétait le mot attribué au grenadier frappé pour quelque peccadille : « Nous n’aimons du sabre que le tranchant. » Les ennemis du ministre ne manquèrent pas d’exploiter contre lui cette irritation générale ; et peu à peu, comme une marée montante, il s’élevait un mouvement qui, des hauts sommets de l’armée, se propageait jusque dans les casernes. Une légende se formait, qui représentait Saint-Germain comme l’ennemi du soldat et « le bourreau de son honneur. » Lorsqu’il quitta le ministère, affirme Soulavie, « le mécontentement était porté à un tel point, que le Roi n’était pas sûr d’un régiment ! »


Une autre faute, moins grave sans doute et surtout moins retentissante, ajoutait peu après à cette impopularité. On ne peut nier pourtant qu’en cette fin du XVIIIe siècle, si, dans le domaine militaire, il était une institution qui donnât prise à la critique et appelât une réformation, c’était l’Hôtel des Invalides, jadis établi par Louvois. Depuis la fondation, les choses avaient beaucoup changé. Primitivement créé pour fournir un asile aux vieux soldats, infirmes, estropiés, dénués de toutes ressources, l’Hôtel, avec le temps, avait été singulièrement détourné de son but. On y admettait, à présent, qu’ils eussent été blessés ou non, ceux qui comptaient vingt-quatre ans de service. Comme on pouvait s’engager à seize ans, bon nombre de ces « invalides » étaient des hommes d’une quarantaine d’années, bien portans, vigoureux, mais corrompus par l’oisiveté et tombés dans la pire débauche. Abus plus déplorable, souvent l’on y admettait par faveur ceux qui n’avaient jamais servi que dans l’office ou l’écurie des grands seigneurs, des gens en place. Lorsque, dans les dernières années du règne de Louis XV, le comte de Guibert fut nommé gouverneur de l’Hôtel, il y trouva « six cents prétendus invalides qui n’avaient jamais fait la guerre, mais qui, en revanche, avaient été cochers, laquais ou palefreniers dans d’illustres maisons[2]. » C’est pour un tel objet que, malgré les pieuses fondations faites en faveur de cet établissement, il en coûtait annuellement deux millions au département de la Guerre.

  1. Mémoires de Soulavie.
  2. Chamfort, Maximes et pensées. — Journal de Hardy, du 27 juin 1776.