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ni force, ni consolation. On peut dire que l’esthétique d’Euripide, résultat de sa philosophie, se réduit au pathétique sans lumière, au tragique inexpliqué de la vie. Il ne nous en a pas moins légué deux chefs-d’œuvre, dont le théâtre moderne s’est fréquemment inspiré. Hippolyte et Iphigénie en Aulide, et où il atteint le comble de l’émotion. Mais si l’on va au fond de ces drames, on voit qu’ils sont la condamnation involontaire de la philosophie dont Euripide s’est fait le porte-voix. Hippolyte, le chaste et lier adolescent, adorateur de Diane, injustement accusé d’inceste par son père et tué à sa prière par Neptune ; Iphigénie, la tendre vierge, sacrifiée par un père barbare et une armée superstitieuse ; ces deux victimes ne prouvent-elles pas qu’une civilisation purement intellectuelle, et qui ne connaît pas les vrais Dieux, est forcée pour subsister d’immoler ses plus nobles enfans ?

Rien de plus tragique et de plus singulier que la destinée d’Euripide lui-même. Après une vie de gloire et de succès continus, il fut appelé à la cour du roi de Macédoine, Archélaüs. Là il composa sa tragédie des Bacchantes, qui est la négation absolue de son esthétique et de sa philosophie anti-mystique. Car on y voit le roi Penthée déchiré par les Bacchantes après avoir nié la divinité de Dionysos et la nécessité de ses Mystères incompréhensibles. Le Dieu magicien des métamorphoses fut-il satisfait de cette palinodie tardive ? Il semblerait que non, s’il faut en croire le bruit qui courut dans Athènes. On prétendit que, dans une promenade solitaire, l’hôte illustre du roi de Macédoine fut déchiré par une bande de molosses. Là-dessus le symbolisme hardi des partisans attardés d’Eschyle eut beau jeu. Ils affirmèrent que les passions sauvages, déchaînées par Euripide sur le théâtre de Bacchus et avec lesquelles il avait si habilement joué pendant sa longue vie, étaient entrées dans les chiens de la Thrace pour se jeter sur leur maître, comme les bêtes fauves qui finissent presque toujours par dévorer leur dompteur. Profonde et dernière ironie, disaient-ils, des Dieux qu’il avait offensés !

Fabre d’Olivet, ce grand penseur oublié, a porté sur Euripide un jugement remarquable. Je le cite, malgré sa sévérité excessive, parce qu’il donne en quelques traits un tableau magistral de l’effondrement de la tragédie, après qu’elle eut perdu les règles et la tradition d’Eleusis : « Si les lois qu’on avait