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et en garda héréditairement le privilège pendant plus de mille ans, s’empara de ce mystère rural et en développa l’organisation dans une série de cérémonies et de représentations dramatiques. Le rôle de Déméter était régulièrement tenu par la grande prêtresse, femme de l’hiérophante, et celui de Perséphone par une jeune prophantide élue pour la fête tragique. Déméter était le personnage principal et prononçait seule avec l’hiérophante, qui représentait Zeus, les paroles sacramentelles. Le rôle de Perséphone n’était joué que par une pantomime muette mais expressive. Comme dans la tragédie postérieure, les chœurs prenaient une place importante dans le drame sacré, chœurs de nymphes, de démons, d’ombres et d’âmes bienheureuses. Dans les actes suivans, on assistait au désespoir de Déméter, à ses vaines recherches, jusqu’au moment où Hécate, la déesse des métamorphoses, lui révèle le destin de sa fille, consenti par Zeus. On voyait ensuite Perséphone, captive au Tartare, trônant auprès de Pluton, au milieu des démons et des ombres, et finalement son retour auprès de sa mère, aux demeures olympiennes, accompagné de l’hymne des héros glorifiés. Devant ces scènes diverses, le spectateur d’Eleusis éprouvait un mélange de sensations humaines et divines qui le bouleversaient et le ravissaient tour à tour. Par la magie de la parole et de la musique, évoquant l’Invisible en formes plastiques, par la beauté des décors et des gestes impressifs, il passait du tapis fleuri de la terre aux rouges ténèbres de l’Achéron et au limpide éther des régions ouraniennes. En contemplant la pâle reine des morts, couronnée de narcisses, blanche sous son voile violet, ouvrant ses grands yeux pleins de larmes et, de ses bras étendus, cherchant inconsciemment sa mère absente, puis retombant sur son trône, sous le sceptre de son terrible époux, et fascinée, vaincue, buvant dans une coupe noire le suc de la grenade qui lie invinciblement ses sens au monde inférieur, — le Grec croyait voir sa propre âme et sentait la nostalgie de la voyance perdue, de la communion directe avec les Dieux.

Par un sentiment d’une admirable profondeur et d’une délicatesse infinie, la Grèce avait conçu Perséphone, l’âme immortelle, comme restant éternellement vierge dans ses migrations intermondiales, malgré les étreintes de Pluton et les flammes des passions infernales, qui l’enveloppent sans la