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l’ambition de ne pas s’en tenir là ; mais, comme dans ces divers ouvrages on a marqué son incontestable originalité et sa valeur, encore une fois il est inutile et il pourrait être dangereux de se déplacer. Je conclus plus fermement que jamais : garde Ion talent et tes outils. »


À Armand du Mesnil.


Vichy, ce (vendredi 21 juillet 1876).

Merci de ta lettre, cher tendre ami.

Dans mon privé, j’ai pris mon parti de ma totale stupidité ; et, non seulement je n’aurai pas écrit une ligne, mais je n’aurai pas trouvé la matière d’une ligne à écrire. Ne crains pas que je m’égare dans les recherches étrangères à ma nature et à mes habitudes. Sur ce point, ma stérilité fait ma force ; je ne dirai jamais que ce qui me sera inspiré par un besoin, subit ou latent, de vider mon fond. Et ce qui fait mon supplice aujourd’hui, c’est que pour le moment le sac est vide. Il est possible qu’il se remplisse à mon insu. Je m’en apercevrai peut-être un peu plus tard.


Le 19 août, Eugène Fromentin rentrait à Saint-Maurice, prêt à reprendre de plus belle la lourde palette du peintre. Il se sentait épuisé. Il avait éprouvé, les deux ou trois années précédentes, des troubles qui annonçaient la fermentation d’un sang appauvri. Un petit bouton à la lèvre, qui prit bientôt la forme d’un anthrax charbonneux, l’emporta le 27 à l’âge de cinquante-six ans, après quatre jours de fièvre. Aucun de ses amis, ni du Mesnil, ni Bataillard, ni M. Busson, n’avait eu le temps d’accourir.

Durant les heures d’agonie, l’intelligence se battait encore, par momens, contre les idées et les images qui l’assaillaient. Sa peinture et ses livres ne cessaient de poursuivre le malade, on s’en apercevait à ses gestes et à quelques mots espacés.

Pourtant la fin fut douce. Fromentin mourait dans la petite maison du village qui lui était cher, entouré de ses proches, dont il prononça jusqu’à la fin les noms. Il apercevait, en fermant les yeux à la terre, la lueur d’un autre monde pour lequel la piété maternelle l’avait tendrement préparé.

N’était-ce pas la mort qu’il souhaitait, lorsqu’il s’écriait dans une page du Sahel : « Pourquoi la vie humaine ne finit-elle pas comme les automnes d’Afrique, par un ciel clair, avec des vents tièdes, sans décrépitude ni pressentimens ? »


PIERRE BLANCHON.