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Qu’il y ait des analogies entre la philosophie et l’art, entre l’intuition métaphysique et l’intuition esthétique, cela n’est pas douteux ni contestable. Toutefois, les analogies ne doivent point faire oublier les différences. L’art, c’est en quelque sorte la philosophie avant l’analyse, avant la critique, avant la science ; l’intuition esthétique, c’est l’intuition métaphysique naissante, bornée au rêve, n’allant pas jusqu’à l’épreuve de vérification positive. Réciproquement, la philosophie, c’est l’art qui succède à la science et qui en tient compte, l’art qui prend pour matière les résultats de l’analyse et qui se soumet aux exigences d’une critique rigoureuse ; l’intuition métaphysique, c’est l’intuition esthétique vérifiée, systématisée, lestée de discours rationnel. La philosophie diffère donc de l’art en deux points essentiels : d’abord, elle s’appuie sur la science, l’enveloppe et la suppose ; puis elle implique épreuve de vérification proprement dite. Au lieu de s’en tenir aux données du sens commun, elle les complète par toutes celles qu’apportent l’analyse et l’investigation scientifiques. Nous disions du sens commun que, dans son fond le plus intime, il est saisie du réel : cela n’est tout à fait exact que du sens commun développé en science positive : et c’est pourquoi la philosophie prend pour matière les résultats de la science, dont chacun, — au même titre que les faits et données de la perception commune, — ouvre un chemin de pénétration critique vers l’immédiat. Je comparais tout à l’heure les deux connaissances qu’un théoricien et un praticien peuvent avoir d’une machine, et j’accordais à la seconde l’avantage de vérité absolue, tandis que la première me semblait surtout relative à l’industrie de fabrication. Cela est très vrai, et je ne m’en dédis pas. Cependant le praticien le plus expérimenté, qui ne saurait pas la mécanique de sa machine et qui n’en aurait que le sentiment non analysé, n’en posséderait encore qu’une connaissance d’artiste, non de philosophe. Pour l’intuition absolue, au plein sens du mot, il faut l’expérience intégrale, c’est-à-dire une vivification de la théorie rationnelle autant que de la technique opératoire. Marche à l’intuition vive, à partir de la science totale et de la totale sensation : voilà le travail du philosophe ; et ce travail est réglé par des critères que l’art ne connaît point. Que l’intuition métaphysique résiste victorieusement à l’épreuve d’une expérience effective et durable, à l’épreuve de calcul comme à l’épreuve