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nouveauté, aucune originalité irréductible. Par principe, encore, c’est avec de purs symboles qu’on prétend reconstruire la nature : et, dès lors, il devient impossible d’en jamais atteindre la réalité concrète, « l’âme invisible et présente. »

Ce monnayage de l’intuition en concepts à titre fixe, cette création d’un numéraire intellectuel facilement maniable ont d’ailleurs une évidente utilité pratique. Connaître, en effet, au sens usuel du mot, n’est pas une opération désintéressée : cela consiste surtout à savoir quel profit nous pouvons tirer d’une chose, quelle conduite nous devons tenir à son égard, quelle étiquette il convient de coller sur elle, dans quel genre déjà connu elle rentre, à quel point elle mérite tel ou tel nom caractéristique pour nous d’une attitude à prendre ou d’une démarche à exécuter. Classer approximativement en vue de l’usage utile ou du discours commun, voilà le but. Alors, mais alors seulement, des compartimens sont donnés tout faits d’avance ; et une même boîte de réactifs suffit pour tous les cas. Un questionnaire universel préexiste ici à toute recherche ; ses divers articles définissent autant de points de vue toujours les mêmes d’où l’on regarde chaque objet ; et l’étude se borne ensuite à l’application d’une sorte de nomenclature aux cadres préétablis.

Encore une fois, le philosophe doit procéder juste à l’inverse. Ne pas s’en tenir aux concepts communs, qu’on trouve tout faits dans le commerce, vêtemens de confection taillés d’après un modèle moyen, qui ne vont bien à personne parce qu’ils vont à peu près à tout le monde : mais travailler sur mesure, incessamment renouveler son outillage, se refaire toujours un esprit neuf et pour chaque nouveau problème fournir un effort d’adaptation nouveau. Ne pas aller des concepts aux choses, comme si chacune d’elles n’était que le point d’intersection de plusieurs généralités concourantes, un centre idéal d’abstractions entre-croisées : mais aller au contraire des choses aux concepts, par une création incessante de concepts nouveaux et une incessante refonte des vieux concepts. L’explication ne saurait consister ici en un agencement plus ou moins ingénieux de concepts indéformables qui préexisteraient à leur emploi, en un travail de mosaïque ou de marqueterie. Non, il faut des concepts plastiques, fluides, souples, vivans, capables de se modeler sans cesse sur le réel,