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retourne, on l’interroge à loisir ; on le fait poser devant soi… Chaque trait s’ajoute à son tour et prend place de lui-même dans cette physionomie… Au type vague, abstrait, général, se mêle et s’incorpore par degrés une réalité individuelle… On a trouvé l’homme… » Oui, c’est bien cela : on ne saurait mieux dire. Transposez cette page de l’ordre littéraire à Tordre métaphysique. Voilà l’intuition, telle que la préconise M. Bergson, et voilà le retour à l’immédiat.

Mais un nouveau problème surgit alors : l’intuition de l’immédiat ne risque-t-elle pas de demeurer inexprimable ? Car notre langage a été fait en vue de la vie pratique, non de la connaissance pure.


IV

Ce n’est pas tout que de percevoir immédiatement le réel ; encore faut-il traduire cette perception en discours intelligible, en suite enchaînée de concepts ; faute de quoi, semble-t-il, on n’aurait pas une connaissance proprement dite, on n’aurait pas une vérité. Sans le discours, l’intuition, à supposer qu’elle naisse, resterait du moins intransmissible, incommunicable ; elle s’épuiserait dans un cri solitaire. Par le seul discours devient possible une épreuve de vérification positive : la lettre est le test de l’esprit, le corps qui lui permet d’agir et, en agissant, de dissiper les mirages illusoires du rêve. Enfin l’acte d’intuition pure exige de la pensée une tension intérieure si grande qu’il ne peut être que très rare et très fugitif : quelques rapides éclairs çà et là ; ces lueurs naissantes, il faut les soutenir, puis les raccorder ; et cela encore est l’œuvre du discours. Mais si le discours est ainsi nécessaire, non moins nécessaire est une critique du discours commun, des méthodes familières à l’entendement. Ces formes de connaissance réfléchie, ces procédés d’analyse véhiculent en effet sourdement tous les postulats de l’action pratique. Or il importe que le discours traduise et ne trahisse pas, que le corps de formules n’étouffe pas l’âme d’intuition. Nous allons voir en quoi précisément consiste le travail de réforme et de conversion qui s’impose au philosophe.

Poser devant soi l’objet d’étude comme une « chose » extérieure, puis se placer soi-même au dehors, à distance de perspective, en des observatoires périphériques d’où l’on n’aperçoit