Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/571

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réalités véritables qui existeraient en soi. Ce ne sont que des centres de coordination pour nos gestes. Ou, si vous préférez, « nos besoins sont autant de faisceaux lumineux qui, braqués sur la continuité des qualités sensibles, y dessinent des corps distincts. » Aussi bien la science, à sa manière, ne résout-elle pas l’atome en un centre de relations entre-croisées qui, de proche en proche, finissent par s’étendre à l’univers entier dans une compénétration indissoluble ? Une continuité qualitative aux nuances insensiblement dégradées, traversée de frissons convergeant çà et là : telle est l’image à laquelle nous devons reconnaître un degré supérieur de réalité.

Mais, au moins, cette étoffe sensible, cette continuité qualitative, est-ce le donné pur dans l’ordre de la matière ? Pas encore. La perception, disions-nous, est toujours en fait compliquée de mémoire. Cela est plus vrai que nous ne l’avions vu. Ce qui est réel, ce n’est point un spectre immobile étalant devant nous l’infinité de ses nuances : ce serait plutôt un jaillissement spectral. Tout est devenir et fuite. Sur ce flux, la conscience vient de loin en loin, se poser, condensant chaque fois en une « qualité » une immense période de l’histoire intérieure des choses. « C’est ainsi que les mille positions successives d’un coureur se contractent en une seule attitude symbolique, que notre œil perçoit, que l’art reproduit, et qui devient, pour tout le monde, l’image d’un homme qui court. » C’est encore ainsi qu’une lueur rouge, persistant une seconde, enveloppe un si grand nombre de pulsations élémentaires qu’il nous faudrait 25 000 ans de notre durée pour en percevoir le défilé distinct. De là provient la subjectivité de notre perception. Les qualités diverses correspondent, en somme, aux rythmes divers de contraction ou de dilution, aux divers degrés de tension intérieure de la conscience qui perçoit. A la limite, si l’on imagine une détente complète, la matière se résoudrait en ébranlemens incolores, et ce serait la « matière pure » du physicien.

Réunissons maintenant en une seule continuité les diverses époques de la dialectique précédente. Vibrations, qualités ou corps, rien de tout cela n’est isolément le réel ; mais c’est tout de même du réel. Et le réel absolu, ce serait l’ensemble de ces degrés et momens, et de bien d’autres encore sans doute. Ou plutôt, avoir l’intuition absolue de la matière, ce serait, — défaisant d’une part ce que nos besoins pratiques ont fait,