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Dieu éternel et infini et par lui le révélateur des Archétypes des choses. Quand Apollon parle, par la lumière ou le son, par l’arc ou la lyre, par la poésie ou la musique, il est la manifestation directe de son père, le langage de l’Esprit pur aux esprits. Messager brillant de l’insondable azur et de la lumière incréée qui sommeille dans la nuit primordiale, salutaire à qui l’invoque, redoutable à qui le nie, impénétrable aux hommes, il plane au-dessus du temps et de l’espace dans une splendeur immaculée.

Dionysos est l’autre verbe de Zeus, mais combien différent du premier, ce fils de la foudre et de Sémélé ! Nous trouvons en lui la manifestation du même Dieu à travers le monde visible, sa descente dans la matière, sa circulation dans la nature terrestre, végétale, animale et humaine, où il se disperse et se morcelle à l’infini. Dieu de sacrifice et de volupté, de mort et de renaissance, d’incarnation et de désincarnation. Par sa dispersion et son immersion dans les âmes du Grand-Tout, il déborde à la fois de joie et de douleur, il verse à flots l’ivresse, la souffrance et l’enthousiasme. Il est terrible et doux, néfaste et sublime. Car s’il est fécond en créations, il l’est aussi en métamorphoses, en soubresauts et en volte-face, et ce même désir sans frein, qui l’a plongé dans l’épaisseur de l’abîme, peut le faire rebondir d’un prodigieux élan au pur éther de Zeus, où des soleils lointains luisent seuls à travers les archétypes des mondes.

Pour tout dire en un mot, Apollon est le Dieu statique de la Révélation et Dionysos le Dieu dynamique de l’Evolution. Leurs rencontres, leurscontlitset leurs alliances temporaires constituent l’histoire même de l’âme grecque, au point de vue ésotérique.

Cette histoire a trois étapes : l’orphisme primitif, les mystères d’Eleusis et la tragédie d’Athènes. Ces trois points lumineux nous montrent chaque fois une victoire du principe apollinien sur le principe dionysiaque, suivie d’une réconciliation entre les deux adversaires. Livré à lui seul, Dionysos déchaîne les passions ou se perd dans l’infini, mais sous la discipline d’Apollon il déploie des charmes et des puissances merveilleuses. La Grèce marque donc ce moment unique de l’histoire, où les forces cosmiques, en lutte inégale chez les autres peuples, parvinrent à un équilibre parfait et à une sorte de fusion harmonieuse. Le pacte d’Apollon et de Dionysos est le chef-d’œuvre de la religion hellénique et le secret de la Grèce sacrée[1].

  1. C’est ici le lieu de rendre justice à celui qui a découvert la signification transcendante d’Apollon et de Dionysos pour l’esthétique grecque. La Grèce elle-même, qui l’a si puissamment illustrée dans ses mythes et réalisée dans ses Mystères, ne l’a pas exprimée par la bouche de ses philosophes. Peut-être ne l’a-t-elle pas formulée parce qu’elle l’a trop vécue. Quant aux modernes, personne ne s’en est douté. Seul Nietzsche l’a devinée dans son génial essai : l’Enfantement de la tragédie par le génie de la musique (Die Geburt der Tragœdie²aus dem Geiste der Musik). Ayant remarqué dans toute la littérature grecque l’antagonisme radical entre l’élément apollinien et l’élément dionysiaque, il caractérise le premier comme le phénomène du rêve et le second comme celui de l’ivresse. Le rêve amène les belles visions ; l’ivresse produit une sorte de fusion de l’âme avec l’âme des êtres et des élémens. Pour cette raison, Nietzsche nomme Apollon le principe de l’individuation, de la noble individualité humaine, et Dionysos le principe de l’identification avec la nature, du retour au Grand Tout. De cette vue profonde, il tire des déductions neuves et frappantes, d’abord sur le contraste entre la sérénité contemplative des rhapsodes épiques et la passion tumultueuse des lyriques grecs, ensuite sur la nature primitive du dithyrambe et sur l’origine de la tragédie, où les deux principes se fondent en se synthétisant. En somme, Nietzsche a parfaitement caractérisé les effets psycho-physiologiques de la force apollinienne et de la force dionysiaque et montré leurs contre-coups dans l’art grec. Mais sa mentalité et sa philosophie ne lui permettaient pas de remonter aux puissances cosmiques dont le rêve apollinien et l’enthousiasme dionysiaque ne sont que des actions réflexes. N’admettant pas l’existence d’un monde spirituel au-dessus du monde physique, la vision apollinienne des Archétypes ne pouvait être pour lui qu’une hallucination poétique et l’extase dionysiaque qu’un retour au néant ou à l’inconscience des élémens. Sur sa rétine irritée par la philosophie de Schopenhauer, la lumière d’Apollon et la flamme de Dionysos se changèrent en la tache noire du pessimisme. Cela ne rend sa découverte que plus remarquable. Il fallait une intuition d’une acuité singulière pour parvenir jusqu’au seuil des Mystères et soulever un coin de leur voile, sans la tradition ésotérique et sans l’illumination complète.