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renouvelait pareille avance au mois de février suivant. Tous ces souvenirs allaient se raviver à l’instant décisif où se déciderait sa fortune.


C’est à la fin de cette année 1772 que Jacques Necker, se jugeant suffisamment riche et voulant être mieux qu’un grand manieur d’argent, quittait sa maison de commerce et renonçait définitivement à la banque, pour se consacrer tout entier à la littérature et à la politique. Il avait à peine quarante ans ; il se voyait dans la force de l’âge ; il se sentait des facultés qu’il prétendait utiliser pour le bien de l’Etat, non moins qu’au profit de sa gloire, car, par une alliance assez rare, il était ambitieux et désintéressé. Le hasard fit qu’à ce moment l’Académie française eût proposé un prix pour l’éloge de Colbert. Necker pensa l’occasion bonne pour faire connaître ses idées, qui, sur beaucoup de points, se rapprochaient de celles du ministre de Louis XIV. Il se mit sur les rangs, composa un discours, dont Voltaire déclara qu’il renfermait « autant de mauvais que de bon, autant de phrases obscures que de claires, autant de mots impropres que d’expressions justes, autant d’exagérations que de vérités, » et qui, dans tous les cas, fut jugé le meilleur de tous ceux qui avaient été soumis au concours. Necker remporta donc le prix, et ce premier succès attira sur son nom l’attention des lettrés.

Deux ans plus tard, publication nouvelle et plus retentissante. Turgot venait d’arriver au pouvoir et de lancer son fameux édit sur les blés. Necker fit paraître l’Essai sur la législation et le commerce des grains, qui discutait les idées de Turgot et battait en brèche son système. C’était précisément le temps de la « guerre des farines, » et l’agitation de la rue avait gagné tous les esprits. Le traité de Necker, écrit, comme le dit un contemporain, avec « la plume d’un philosophe, » et où l’on admirait « une sensibilité exquise, une tournure républicaine, une imagination brillante, » fit dans le public parisien une sensation profonde. On s’habitua dès lors, dans certains cercles politiques, à parler de Necker comme de celui qui pourrait quelque jour succéder à Turgot, réparer « ses bévues, » et l’on citait avec approbation la phrase où l’auteur du traité avait paru se désigner lui-même, quand il souhaitait voir à la tête de l’administration royale « un homme modéré, tolérant,