Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/268

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pareille force de coup d’œil, pareille abondance de renseignemens, pareille portée d’esprit. Le don de création s’y ajoute. Pourquoi si tard ? Même des ouvriers les plus laborieux et qui ont le plus énergiquement accompli leur tâche, et pendant un long espace de vie humaine : grande mortalis ; ævi spatium, disaient un Ancien, on peut répéter, avec un Ancien encore :


pendent opera interrupta


S’il avait vécu, Eugène-Melchior de Vogüé aurait certainement ajouté à son œuvre de romancier. Il l’aurait amplifiée et développée. Nous avions le droit d’espérer que le temps lui serait donné. Il restait si jeune d’aspect et si jeune d’esprit, si ouvert et si vibrant, si actif et si neuf aux impressions. Il commençait seulement d’être touché par l’âge, et nous l’imaginions nous ses amis, continuant longtemps d’être un bienfait vivant par son seul exemple. Ne représentait-il point parmi nous cette réussite trop rare de la nature sociale : un grand lettré issu d’une grande famille, et prolongeant, dans l’ordre de la pensée, l’action de sa lignée dans l’ordre des faits ? Le duc Albert de Broglie avait été cela aussi, à la distance d’une génération. Si différens par la tournure d’esprit, par les circonstances de leur destinée, par l’âge, ces deux hommes se ressemblaient en ce point : ils étaient l’un et l’autre le moment intellectuel d’une race de guerre. Ils le savaient et ils acceptaient cet emploi de leurs facultés comme une consigne héréditaire, simplement, fermement. Je ne leur ai jamais connu le sentiment frelaté qu’Alfred de Vigny a traduit dans des vers souvent cités, mais d’inspiration si médiocre. Vous vous les rappelez :


J’ai mis sur le cimier doré du gentilhomme
Une plume de fer qui n’est pas sans beauté.


Et encore :


Dans le caveau des morts plongeant mes pas nocturnes,
J’ai compté mes aïeux, suivant leur vieille loi…
C’est en vain que d’eux tous le sang m’a fait descendre,
Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi…


Deux orgueils également déplaisans, celui de la naissance et celui du talent, me gâtent ce poème de l’Esprit pur, où se