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Gœthe disait avoir hérité de sa mère : « Lust zum fabulieren, la passion d’imaginer des fables. » Cette passion, Eugène-Melchior en fut toujours tourmenté. A plusieurs reprises, il avait été près d’y céder, témoin les Histoires Orientales, témoin surtout ce curieux fragment : le Testament de Silvanus. Placé dans le même recueil que le célèbre morceau sur les Cigognes et traitant au fond le même thème, il nous fait assister à la transformation de l’essai en nouvelle, à son animation, si l’on peut dire, et il accroît notre regret que Vogüé se soit si longtemps délié de ses aptitudes de conteur. Moins illustre, il eût peut-être osé plus tôt cette tentative toujours redoutable : débuter en pleine gloire dans un genre absolument nouveau. C’est une partie à jouer devant laquelle les plus courageux reculent. Il s’y décida pourtant, et cela dans sa quarante-septième année. Jean d’Agrève, coup sur coup, les Morts qui parlent, le Maître de la Mer vinrent prouver, une fois de plus, et la merveilleuse vitalité de son génie et l’extraordinaire largeur de ce genre du roman qui va d’Adolphe à Madame Bovary, de Volupté aux Parens pauvres, de Dominique à Colomba. Toutes les intelligences peuvent s’exprimer par lui et toutes les sensibilités.

Jean d’Agréve était plutôt un poème en prose. Le romancier, dans Vogüé, prit conscience de sa pleine originalité avec les Morts qui parlent et surtout le Maître de la Mer. Ce dernier livre est, je crois bien, unique dans la littérature contemporaine. Vogüé seul, avec sa vaste expérience de voyageur et de diplomate, sa connaissance de la politique intérieure et extérieure, sa culture internationale et pourtant si française, pouvait concevoir et mener à bien ce roman mondial. On m’excusera de cette formule. Elle seule convient à ce drame où s’agitent, derrière les personnages, les idées et les intérêts qui gouvernent, à l’heure présente, les rapports de peuple à peuple, de civilisation à civilisation. Il faut remonter à Disraeli pour rencontrer une peinture analogue, et cette évocation d’une société européenne qui n’a rien de commun avec le cosmopolitisme banal des Palace-Hotel et des villes de plaisir. C’est le roman des hommes d’État que Vogüé a conçu et dont il a créé un modèle. Le progrès de la facture est bien remarquable dans ce dernier livre. L’artiste achève son apprentissage. Ses héros bougent et vivent, respirent et parlent. L’action est ménagée, nouée, dénouée. Toutes les qualités de l’essayiste sont là, mais vêtues de chair.