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pour les susciter. Aucune prédication, aucun pédantisme, mais une virile communication d’esprit à esprit. J’ignore si cette correspondance sera jamais réunie et publiée. Si elle l’est, elle prendra place à côté de celle de Taine, et elle achèvera de caractériser la figure morale d’un des meilleurs Français que le pays ait eus pour le servir, dans ce dernier tiers de siècle. Je viens involontairement d’employer de nouveau la même expression, que mon excuse soit la phrase de Pascal qu’Eugène-Melchior m’a citée souvent : « Quand, dans un discours, se trouvent des mots répétés, et qu’essayant de les corriger on les trouve si propres qu’on gâterait le discours, il les faut laisser. C’en est la marque. »

Quel a donc été le service rendu par Eugène-Melchior de Vogüé ? Aujourd’hui que son œuvre se tient devant nous, je ne dirai pas complète, mais terminée, nous pouvons répondre à cette question. Dans la préface qu’il a mise en tête du Roman Russe, il montrait la jeunesse d’alors « travaillée d’inquiétude, et cherchant, dans le monde des idées, un point d’appui nouveau. » Nous apercevons, à la distance de ces vingt-cinq ans (1886-1911), qu’une réaction commençait contre l’intellectualisme excessif de la génération précédente. Les puissances de sentiment, auxquelles ce même Pascal faisait déjà, contre le rationalisme de son temps, un appel désespéré, avaient été trop méconnues par une époque dont le maître le plus écouté définissait l’homme, « un théorème qui marche. » « Il faut mettre notre foi dans le sentiment, » est-il dit dans les Pensées. Et encore : « Tout notre raisonnement se réduit au sentiment. » Sommes-nous donc vraiment acculés à cette alternative qu’il nous faille concevoir la vie ou mécaniquement ou mystiquement, sacrifier ou la Science ou la Foi, la déduction logique ou la croyance ? Quand on essaye de synthétiser le mouvement accompli, durant ces vingt-cinq ans, par la pensée française, on reconnaît que tout son effort, obscur souvent, parfois égaré, douloureux toujours, a consisté dans la recherche passionnée d’une via média entre ces deux extrêmes. L’intellectualisme, quand il est absolu, produit inévitablement le pessimisme. Au terme de la Science, il montre à l’esprit l’inconnaissable, et sa vue uniquement déterministe du monde accable la volonté sous la nécessité. Elles sont bien les caractéristiques de la génération à laquelle s’adresse la préface du Roman Russe. Vogüé a