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Vogüé. Il avait cru voir, dans ce morceau de simple analyse, un nihilisme moral dont il me fit aussitôt des reproches avec une si évidente sincérité de conviction, en les accompagnant d’ailleurs de tels éloges littéraires, que mon amour-propre ne pouvait guère s’en offenser. Je l’entends encore me dire le rôle qu’il entrevoyait pour la littérature dans la France d’après la guerre, et me citer les noms de Tolstoï et de Dostoïewsky. Je les connaissais l’un et l’autre par Tourguénief que je voyais quelquefois chez Taine. C’est une de mes belles impressions de jeunesse que la généreuse impartialité du vieux romancier russe rendant ainsi une haute et large justice à de plus jeunes rivaux. Seulement, Tourguénief, préoccupé surtout d’esthétique, ne nous avait révélé deux que leur original génie de conteurs. Il avait la religion de l’art du roman. Il y voyait tout l’avenir de la littérature moderne, et les détails de facture l’intéressaient à la passion. C’est dire combien il admirait, chez Tolstoï, le don prodigieux de la présence, chez Dostoïewsky, celui de créer, autour de ses personnages, une atmosphère psychologique. Vogüé n’avait pas, à cette époque, ces soucis professionnels. Je ne les lui ai vus qu’à la fin, quand il se mit lui-même à composer des romans. Encore ne s’y est-il donné qu’un peu à contre-cœur. Je n’ai guère connu, en France, que Taine et Maupassant, Barbey d’Aurevilly quelquefois, qui aient considéré la technique du roman avec la même curiosité attentive que l’auteur des Reliques Vivantes, et qui aient aperçu dans un récit la valeur de la composition. Le dialogue, le portrait, la description, le choix du sujet, la crédibilité, la transcription du temps, la perspective des épisodes et celle des personnages, autant de problèmes que nous agitions indéfiniment dans la chambre meublée de la rue Rousselet où vieillissait pauvrement Barbey, dans le logement encore bien modeste de la rue Dulong, aux Batignolles, où Maupassant commençait Bel-Ami, dans l’appartement bourgeois où Taine écrivait les premiers volumes des Origines de la France contemporaine. C’était au fond de la cour, dans une vieille maison du boulevard Saint-Germain, aujourd’hui détruite. Le cabinet de travail du philosophe donnait sur la façade grise de Saint-Thomas-d’Aquin. Que de fantômes ! C’en est un aussi, hélas ! que le Vogüé de 1883, tout remué d’enthousiasme et comparant l’ampleur morale des romanciers russes dont il allait être l’annonciateur à ce qu’il