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loin qu’il y avait des feux, des hommes allemands. » et il ajoute, sans se désigner autrement : — mais de qui parle-t-il, sinon de lui-même ? — « Plus d’un qui était bien jeune alors et peu mûri à la réflexion, vit clairement, dans cette minute, quelle force nous avait domptés. Ce n’était pas la ceinture des bouches d’acier et le poids des régi mens. C’était l’âme supérieure faite de toutes ces âmes, trempée dans la foi divine et nationale… » Reconnaissez-vous, à ce frémissement, le traditionaliste-né, l’héritier d’un long passé qui porte en lui une âme collective, qui sent le prix de la longue addition des efforts ? Et il le dit : « l’âme résignée et obstinée vers un seul but, depuis trois générations, depuis cinquante ans, depuis Iéna… » Pensant, cette douloureuse parole est encore de lui, « à ce qu’avait été la France, » le prisonnier oublie un instant son mal « pour subir l’émotion maudite. » Et comment ne la subirait-il pas en la maudissant ? Cette affreuse victoire, c’est la mise en œuvre des vérités sociales que pratiquait cette ancienne France dont les siens furent de bons ouvriers. Cette nation victorieuse, elle est construite d’après le type qui fut, dix siècles, le noire. Dans cette France d’autrefois, la place du gentilhomme qui défile ainsi sous la capote de simple soldat était toute marquée. Il n’a plus, dans celle d’aujourd’hui, que celle qu’il saura se faire. Laquelle ? Par quel biais accommoder ses forces à une société hostile, mais dont il veut être, où il veut agir, car c’est la France, et, à aucun prix, il n’acceptera d’être un émigré ?

Il semble bien que les circonstances plus que le choix aient dirigé Eugène-Melchior dans son second effort pour servir. Le premier avait été le départ volontaire pour l’armée, lors de la guerre. A-t-il pensé, un moment, à y rester et à faire carrière d’officier ? Ce n’est guère probable. Les conditions d’avancement par le bas étaient trop contraires à ses facultés. Le chef de sa maison occupait alors l’ambassade de France en Turquie. C’était une occasion d’entrer dans la diplomatie par la grande porte, et d’y être utile dans le chemin traditionnel. Et puis, l’Orient tentait secrètement l’artiste qui s’ignorait encore. Il y a un impérieux et obscur appel de notre faculté maîtresse auquel nous obéissons avant même de la comprendre. Si Vogüé avait eu, dès lors, la large indépendance qui ne lui vint qu’au soir de ses jours, j’imagine que cet appel eût pris une autre forme, peut-être. Parce qu’il était de génie cévenol jusque dans ses