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fait naître. Cette société est reconstruite au rebours de tout ce qu’aimèrent, de tout ce que voulurent les lignées dont ils descendent. Leurs morts ont vécu, ils se sont dévoués au nom du Roi. Le Roi est proscrit. L’autorité paternelle, le mariage indestructible de la race et du sol, l’hérédité des privilèges qui n’est qu’une forme de l’hérédité des charges, — rien ne subsiste de ce qui faisait la donnée ou, si l’on veut, le champ d’action de la famille, et cependant la famille survit, représentée dans le jeune homme : ici, un voyageur de vingt ans qui trompe sa mélancolie en contemplant les paysages vierges du Nouveau Monde et des horizons sans passé, — là, un autre voyageur, « assis sur le stylobate des colonnes affaissées de Baalbeck et de Byblos »[1] et il leur demande… quoi ? « Le secret de l’histoire ? » Il la croit, comme l’autre croit qu’il va reconnaître le détroit de Behring et doubler le dernier cap septentrional de l’Amérique. L’un et l’autre, en réalité, égarent, à travers le décor de l’Amérique et de l’Asie, une pareille inquiétude, celle de la voie où employer utilement les puissantes facultés qu’ils sentent s’agiter en eux. Quand Chateaubriand trouve, dans une cabane de la Floride, un journal anglais avec cette phrase : « Flight of the King, fuite du Roi, » ce cri jaillit de sa conscience de gentilhomme : « Retourne en France. » Et il ajoute : « Les Bourbons n’avaient pas besoin qu’un cadet de Bretagne revînt d’outremer leur offrir son obscur dévouement. J’aurais pu faire ce que j’aurais voulu, puisque j’étais seul témoin du débat. Mais, de tous les témoins, c’est celui aux yeux duquel je craindrais le plus de rougir. » C’est pour obéir à un ordre pareil qu’Eugène-Melchior s’était engagé dès le début de la guerre de 70. Dans un essai consacré à un des romans d’Emile Zola, la Débâcle, il s’est décrit ; au soir de Sedan, prisonnier perdu dans la foule des autres prisonniers, sur les pentes des coteaux qui vont de Bazeilles à Douzy, et regardant les bivouacs des vainqueurs étoiler de leurs feux la vallée de la Meuse. « Du champ des œuvres sanglantes, » continue-t-il, « où campaient ces cent mille hommes, » alors qu’on les croyait endormis, harassés de leur victoire, une voix puissante monta, une seule voix sortie de ces cent mille poitrines. Ils chantaient le Choral de Luther. La grave prière gagna tout l’horizon et emplit tout le ciel, aussi

  1. Syrie, Palestine, Mont-Athos.