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Et toute cette science, qui est si grande comme chez les Primitifs, est, comme chez les Primitifs aussi, toute pénétrée de fantaisie. C’est l’œil et la main de Meissonier, mais c’est l’âme de Shakspeare. Et les deux aspects de son génie sont juxtaposés, crûment, sans transition, sans précaution, sans excuse, toujours comme chez les Primitifs. Ainsi, l’armure fort exactement reproduite de Gonzague est juxtaposée à l’extraordinaire costume mi-romain, mi-archangélique de saint Michel. Les proportions fort justes des personnages humains se heurtent aux proportions gigantesques des deux saints militaires. Les gestes sont parfaitement simples et raisonnables, mesurés et effectifs, infiniment plus que chez les successeurs de Mantegna : il n’y a, là, aucune attitude de pompe ou d’ostentation. Pourtant, ils se déploient dans un décor tout à fait déraisonnable, sous une collection pomologique artificielle, en vue d’oiseaux exotiques et qu’on ne voyait guère en liberté. Bien mieux, les manches de la Vierge sont soumises aux lois ordinaires de la pesanteur et lui retombent jusque sur la main, si elle l’abaisse, tandis qu’à côté l’écharpe de saint Michel ne l’est pas et flotte autour de sa grande épée sans souci de la vraisemblance. Si l’ennui, en Art comme ailleurs, « naît de l’uniformité,  » c’est pour cela, sans doute, que les Primitifs, souvent absurdes et toujours imparfaits, ne sont jamais ennuyeux : ils ne sont jamais égaux en deux choses.

Aussi la Vierge de la Victoire est-elle, de tous les chefs-d’œuvre de Mantegna, celui qu’on peut regarder sans cesse sans se lasser, sans se reprendre, comme on regardait la Joconde, comme on regarde la plupart des œuvres du Vinci. La paix qui y règne s’insinue dans l’âme, l’harmonie qui le soutient ordonne la pensée. Une seule chose lui manque : son cadre de pierres, auquel nos troupes l’ont arraché pendant l’occupation de Mantoue, en 1797, son piédestal national et historique, sa patrie.

Là-bas, dans les plaines lombardes, en bordure d’une rue déserte de Mantoue, la Chapelle, privée de sa Victoire, de sa Vierge et de son chevalier, désaffectée, coupée à mi-hauteur par un plancher, sa grande porte à demi obstruée et convertie en une baie vitrée, n’est plus qu’un atelier et un dépôt de marbres. Sur le seuil, un sculpteur fume sa pipe. Elle est encore bien distincte des maisons environnantes, formant à elle seule un petit îlot, sur la via Domenico Fernelli, autrefois via