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exemple nous revient irrésistiblement à la mémoire. Un Pasteur et un Berthelot étaient aux antipodes de la pensée ; mais l’un et l’autre se ressemblaient par la dignité de leur vie : Laurent Bouguet ne ressemble assez ni à l’un ni à l’autre.

Laissons de côté ce genre de considérations. Ce qui me paraît être à cette pièce l’objection essentielle, c’est que l’auteur n’y a pas rempli son propre dessein. A la façon dont il nous présente Laurent Bouguet, à la place qu’il lui donne au centre de l’ouvrage, à certaines déclarations qu’il met dans sa bouche, il semble bien qu’il ait voulu nous présenter un type, nouveau en effet au théâtre, et dont la psychologie pouvait être des plus intéressantes : celui du surhomme. Il fallait donc lui prêter une morale de surhomme. Il se peut que l’homme de génie, par une habitude de tout rapporter à lui-même ou parce qu’il aperçoit les choses de plus haut que nous, n’attache pas la même importance à des actes qui nous scandalisent. Il se croira dispensé des devoirs du mari, de l’amant, de l’ami. Il désolera sans scrupules le cœur de ceux qui auront mis leur confiance en lui ; il ravagera les existences qui auront rencontré la sienne ; il sacrifiera, avec sérénité, le bonheur d’autrui à son inconscient égoïsme ; enfin, il bousculera toutes les conventions, tous les usages ou toutes les règles d’une société qui n’est pas à sa mesure : il se conduira à travers l’ordre moral comme une manière de forban… Oui, mais il ne se conduira pas comme un pleutre. Il ne sera pas vil. Mentir est vil : c’est la ressource des âmes peureuses et basses. Il ne mentira pas. Il sera odieux, il ne sera pas méprisable. Il relèvera la tête et proclamera les droits qu’il s’attribue comme à un être d’exception… Or, Laurent Bouguet a le mensonge pour péché d’habitude. Tout du long de la pièce, il se comporte comme le plus piètre d’entre nous. C’est ce que j’ai essayé de montrer au cours de mon analyse. Pour agir comme Laurent Bouguet, il n’est pas nécessaire de se distinguer de l’humanité moyenne : il suffit d’être n’importe qui. Entre l’espèce d’homme sur qui on a voulu projeter la lumière de la scène et les actes par lesquels on prétend le peindre, il n’y a pas de rapport On nous annonce un surhomme : nous ne voyons qu’un pauvre homme.

De même, il y a disproportion entre ce qu’on appelle, au Palais, les faits de la cause et le jugement qu’on nous invite à en porter, entre l’espèce choisie par l’auteur et les conséquences qu’elle entraîne. L’idée de la pièce, — si tant est qu’il y ait dans la pièce une idée et non plusieurs, qui se contrarient, — est indiquée dans une conversation entre le littérateur Herner et Laurent Bouguet, au second acte, Herner a commencé par la vie des sens, continué par celle du sentiment, pour