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littérature.) En somme, Mme Bouguet tient exactement la même conduite que tiendrait, à sa place, toute femme qui soupçonnerait son mari, et qui n’aurait collaboré à la découverte d’aucun sérum. Ce ménage de savans géniaux se comporte comme n’importe quel ménage de bourgeois cossus ou de petits boutiquiers.

Edwige, consultée, se récuse. Elle est très heureuse de sa condition présente ; elle ne veut pas se marier ; elle perdrait au change. Mais, lui demande Mme Bouguet, si la vie t’apportait, tout à coup, ses plus éclatantes « réalisations ! » (Ah ! que cette Mme Bouguet parle donc une langue incorrecte et lourde ! Je sais bien quelle est une « scientifique ; » mais la pièce est littéraire, et dans une pièce littéraire, « réalisations » est rude.) Pour cette petite déracinée sans fortune, sans patrie, sans avenir, qu’est Edwige, quelle chance inespérée, quel beau rêve : devenir Mme Blondel ! Pourtant elle s’obstine dans son refus. Et Mme Bouguet, persuadée que son mari saura seul dire à cette obstinée les mots qu’il faut pour la décider, laisse les deux-complices en tête à tête.

Nous savons très bien ce que, dans une telle conjoncture et dans un tel tête-à-tête, dirait un mari, pris au hasard. « C’était charmant, notre liaison, tant qu’on n’en savait rien, mais nous allons être découverts. Je ne veux ni bouleverser toute ma vie, ni gâcher toute la tienne. Il se présente pour toi un parti magnifique. C’est le salut. Soyons sérieux ! C’est fini de rire. » Aurait-il tort ou raison, ce mari à la douzaine ? En tout cas, il aurait pour lui l’autorité d’une longue tradition et d’exemples en nombre incalculable… Mais Laurent Bouguet, auprès de qui nous ne sommes que de la poussière humaine, peut-il avoir sur l’amour et sur la morale les mêmes idées que nous ? Pour un homme tel que lui et tellement en dehors de l’ordre commun, les actes n’ont pas la même valeur, ni les mots le même sens. Et pour que nous n’en ignorions pas, il le dit, le répète, le clame et le proclame. « Je vous ni appartenu, » lui rappelle Edwige. Il répond : « Et après ? » La jeune fille continue : « Contraindre la femme qui vous aime à épouser un homme qu’elle déteste, c’est monstrueux. » Il réplique : « Non pas quand on est Laurent Bouguet, dispensé, pour cause de génie, d’obéir à la morale vulgaire. » Si, d’ailleurs, Edwige ne se décide pas à épouser Blondel, tant pis pour elle ; qu’elle s’en aille, qu’elle crève la misère et qu’on n’entende plus parler d’elle !… En fait, le grand homme agit ici comme ont agi dans des situations analogues des tas de petits hommes, seulement avec une nuance de grossièreté en plus. Dans toute cette scène, où Edwige a l’accent de la femme