Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/908

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À ce même point de vue de la moralité, il résulte du partage égal que la dépopulation augmente. La seule manière de remédier aux inconvéniens du partage forcé, c’est en effet de restreindre le nombre des héritiers. On ne veut pas que nous ayons un aîné ; nous en aurons un malgré tout en n’ayant qu’un fils. Les paysans, par exemple, n’ont devant eux que cette alternative : « Ou, insoucieux de l’avenir, ils se multiplient conformément à la loi de nature, et alors, renonçant à la loi d’équilibre qui garantissait leur bien-être, ils arrivent à une condition inconnue dans les autres sociétés, celle de propriétaire indigent ; ou bien, plus réfléchis, ils fondent sur la stérilité relative du mariage la prospérité de leurs descendans, et c’est alors l’intérêt national qui se trouve sacrifié. »

Au point de vue de cet intérêt général, ajoutez ceci. Ce que les révolutionnaires, en décrétant le partage égal, ont voulu détruire, c’est un élément d’aristocratie, à savoir la famille forte et continuant d’être forte sur un domaine qui, de génération en génération, ne change pas de mains. Cela était pour eux un élément aristocratique. Les philosophes précurseurs de la Révolution, à la vérité, n’ont rien dit du tout contre le droit d’aînesse. Le Play s’en est assuré et je puis dire qu’à ma connaissance aussi, je ne vois rien chez eux qui vise ce prétendu abus. Mais les révolutionnaires, férus de cette idée qu’une génération ne doit pas enchaîner la génération suivante, ont voulu d’abord ruiner l’autorité des parons : on voit par la lecture des débats de la loi de 1793 que les orateurs se plaignent que les pères de famille usent du droit de tester pour perpétuer dans leurs familles des sentimens hostiles au nouveau régime. Ils ont voulu ensuite disséminer les grandes fortunes « toujours dangereuses dans les Républiques. » Et cela est vrai, dit Le Play, qu’on visait surtout les grandes fortunes ; mais on les atteignait toutes, et la loi devait peser encore plus lourdement sur la petite propriété que sur la grande.

Au fond, on visait la famille se continuant forte, parce que, comme tous les despotismes, on ne voulait que des individus et des individus faibles. C’est exactement le raisonnement qu’a tenu en 1803 le Parlement anglais, quand, voulant détruire en Irlande l’influence des catholiques, il leur imposa le partage égal, sauf si le fils aîné du catholique était protestant : « Cette loi, remarquait Edmond Burcke, devait conduire à d’importantes