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est né Trochu. J’étais là quand il a lu par la fenêtre le bulletin de notre première victoire. C’était un beau moment, je t’assure, et bien émouvant. Quand il a parlé de Trochu qui, comme Turenne, n’avait oublié que lui-même, quand il a lu ce beau serment de Ducrot, j’ai compris la grandeur et la réalité de bien des scènes antiques que je croyais inventées ou arrangées à plaisir. Il n’y avait rien là dedans de théâtral ni d’apprêté, et il était sûr que ces hommes, Ducrot et Trochu, s’étaient trouvés dans la situation la plus dramatique que présente l’histoire.


Bordeaux, 29 décembre 1870.

A sa mère.

J’espère que cette lettre t’arrivera au 1er janvier…

Cette date du 1er janvier 1871, je la compte comme une échéance glorieuse pour nous. J’ai la confiance profonde que nous chasserons les Allemands. Tout ce qu’il y avait d’honnête, de bon, de grand dans ce peuple a été corrompu et dénaturé par la politique prussienne : ils commencent à le sentir, ils le sentiront encore plus au retour : tous ceux qui chez eux savent voir d’un peu loin et gardent la saine tradition de leur pays en souffrent profondément et s’attristent de l’avenir. C’est une élite maintenant, ce sera une foule si le désastre vient, et il viendra tôt ou tard.

Pour nous, je ne sais pas, en dehors de la délivrance, ce que je dois croire et espérer. Mais je sais ce que je dois faire, et cela me suffit. La pente de mon esprit, mes études, mes travaux, je le constatais avec peine, avaient pris une tournure assez opposée au courant général des idées dans ces derniers temps. A quelques symptômes que j’observe déjà, à ce que nos réflexions communes avec mes amis m’indiquent, je crois fermement que les choses changeront et que je n’aurai pas perdu mon temps. Tu sais avec quelle sincérité j’ai écrit et travaillé, et dans quelle direction : j’ai suivi mon instinct et ma conviction, je crois que j’aurai mon heure. Il faut un peu penser à l’avenir pour se donner patience en ce moment.

Je n’ai pas de nouvelles à ajouter, sinon que mon impression est bonne et que je suis loin de perdre courage. On dit que Jules Favre ira à Londres pour nous représenter à la conférence sur les affaires russes : je le souhaite très vivement.