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secret exigé dans mon métier ; en outre, je tremblerais si j’avais un manuscrit pareil. Quant aux impressions, je voudrais bien les recueillir, je n’ai pas un instant. Je ne rentre chez moi que pour me coucher et je n’arrive pas à faire le quart de ce que je voudrais. Je le regrette. Heureusement que, pour ces détails, je puis me lier à ma mémoire.

Je ne suis pas étonné de l’état d’esprit où je vois les Allemands : ils sont lents à se monter, mais une fois montés, la bête farouche du Nord et le sauvage jaloux de tout ce qui est aisé et heureux reprend le dessus. Voici ce qu’il faut dire et comprendre. — De 1794 à 1814, pendant vingt ans sans interruption, les Allemands, et plus que tous autres les Prussiens, ont souffert ce que nous soutirons depuis deux mois. Ils ont commencé de se venger en 1815 ; on les a arrêtés. Depuis ces temps ils sucent avec le lait la haine du peuple français, haine nourrie de tous les récits de ce temps, où chaque famille a eu sa part d’humiliations et de misères. Voilà dans quel état d’esprit ils étaient au départ : on leur a dit que la France les attaquait de nouveau en pleine paix, qu’un Napoléon voulait leur prendre leurs provinces et désorganiser leur unité : ils se sont levés avec un élan désespéré, pleins du prestige de la France, croyant à la défaite, voyant leur pays menacé d’invasion. La victoire est venue, dépassant toute attente. Leur orgueil aussi dépasse toute mesure et toutes les vieilles rancunes nourries depuis cinquante ans éclatent.

Quand la guerre a éclaté, je croyais à notre victoire ; je croyais au moins l’Allemagne menacée d’invasion. Maintenant que je vois cette invasion dans mon pays, ma souffrance est plus vive et plus aiguë ; je juge qu’il faut faire une guerre à mort à l’ennemi.

Dieu nous garde et nous sauve ; mais qu’il nous garde surtout de l’esprit de conquête et nous sauve de l’orgueil dur et insensé qui perd les peuples et les déshonore en les poussant les uns après les autres aux excès que commettent aujourd’hui les Prussiens !


Tours, 29 octobre.

A sa mère.

La situation est bien triste : les mouvemens de reprise qu’on signale partout et auxquels j’ai cédé moi-même me