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mouvemens qui s’alentissent ou qui s’accélèrent, jusqu’à l’apothéose de la péroraison. Les romans, les épisodes sentimentaux de Jean-Christophe sont, en quelque sorte, les thèmes ; et les grands morceaux idéologiques qui les accompagnent correspondent aux développemens symphoniques de l’idée. Celle-ci, après les péripéties nombreuses où l’a menée la libre et vigilante fantaisie de son musicien, soit d’un immense tumulte, le dompte et règne avec lui triomphalement.

Littérature et musique : ces mélanges d’arts sont bien attrayans ; ils ne sont pas sans périls. Si adroit que soit l’écrivain, comment fera-t-il pour que les simples mots remplacent un orchestre ? et comment fera-t-il pour que son lecteur n’attende pas, des simples mots, ce qu’ils donnent habituellement, non ce que donne l’orchestre ?

A l’heure de ses plus terribles angoisses, Christophe se met à son piano ; il « laisse ses doigts parler » et il improvise. Ainsi, au dixième volume, après la mort de Grazia son amie : autour de lui, les gens sont accablés de sa douleur ; lui, qui ne pleure pas, sa douleur trouve, dans la musique, toute son expression, partant sa délivrance. Et ainsi, au deuxième volume déjà, quand l’a déçu l’amour de Minna, il écrit un quintette pour clarinette et instrumens à cordes. Le larghetto « peint une petite âme ardente et ingénue, » le portrait de Minna : « nul ne l’y eût reconnue, et elle moins que personne ; mais l’important était qu’il l’y reconnût parfaitement et il éprouvait un frémissement de plaisir à l’illusion de sentir qu’il s’était emparé de l’être de la bien-aimée. » Christophe est un musicien de génie ; il use de son art, comme du poème un poète, pour réaliser hors de lui sa pensée : et c’est fort bien. L’auteur de Jean-Christophe, littérateur, procède un peu comme fait son héros ; et, faute de piano, de clarinette, d’instrumens à cordes, il organise avec les mots et les phrases la symphonie : je crois qu’il y reconnaît parfaitement sa pensée, ainsi que, dans la sienne, Christophe la bien-aimée. Mais il arrive que. souvent, nous soyons auprès de lui comme l’auditoire de ce quintette, l’auditoire qui ne reconnaît pas, dans le larghetto, Minna.

Aussi ne saurais-je exactement résumer Jean-Christophe (ne me faudrait-il pas, à mon tour et à cette fin, déchaîner une symphonie ? j’en frissonne ! ) Du moins, indiquerai-je plusieurs des épisodes que j’ai le plus aimés.

La prime enfance de Christophe est une merveille accomplie ; la justesse en est délicieuse : une telle justesse qu’on dirait que l’auteur, par un prestige, a supprimé entre nous et le petit être qui s’éveille toute distance et même l’intermédiaire de l’image. C’est lui, c’est le