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pour le revoir et le méditer à loisir. Le directeur, sans acquiescer à ce vœu, chargeait « l’un de ses confidens, » M. de Lessart, d’aller chez le Comte de Provence et de « lui lire lui-même » les parties principales de l’œuvre. A l’heure dite, le sieur de Lessart se rendait chez le prince, son rouleau sous le bras. Monsieur lui faisait dire alors qu’il se trouvait « trop occupé pour lui donner audience, » et qu’il n’avait qu’à laisser le mémoire, lequel, sans faute, serait retourné aussitôt. Lessart, simple employé, crut devoir obéir. Il se dessaisit de l’ouvrage. Monsieur l’avait à peine reçu, qu’il le transmettait à Cromot, et l’intendant, avec célérité, en faisait prendre une copie intégrale par des gens à ses gages. Le mémoire, quelques heures plus tard, rentrait au contrôle général, sans que Necker, autant qu’il y parait, eût connu l’imprudence commise. Mais la copie restait aux mains de ceux qui, à l’heure opportune, se réservaient d’en faire usage. On devine aisément la suite, et il est superflu d’insister davantage sur l’origine de la publication qui, peu de mois après, faisait si grand tapage.

La vérité, d’ailleurs, transpira rapidement dans le monde de la Cour. Huit jours après la divulgation du mémoire, on lit dans un billet du chevalier de Pujol[1]ces lignes significatives : « Il a été envoyé à Mme la duchesse de Gramont deux exemplaires de cet ouvrage, d’une si belle impression, que l’on se croirait assuré qu’elle est de l’Imprimerie Royale, si l’on ne savait que celle de Monsieur ne le cède pas à celle-là pour la beauté des caractères. »


Réserve faite sur les moyens, on ne peut qu’admirer l’adresse et l’ingéniosité du coup. Il eût fallu longtemps chercher avant de rien trouver qui fût plus propre à émouvoir les susceptibilités de la magistrature, et c’était la frapper au point le plus sensible. Depuis la destruction de l’œuvre de Maupeou, les parlemens se persuadaient, tous les jours davantage, que leur rôle politique était le principal, leur rôle judiciaire l’accessoire, qu’ils étaient faits pour remplir une mission d’arbitres entre la royauté, encline au despotisme, et la nation, avide de liberté, que, — comme dans un arrêt, le parlement de Rennes l’avait publiquement déclaré, — leur « objet » était, avant tout, « de juger l’équité, l’utilité des lois

  1. Lettre du 30 avril 1781, loc. cit.