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la lecture inspirera à Buffon cette phrase dithyrambique : « Par cet écrit en lettres d’or, je vois M. Necker, non seulement comme un génie, mais comme un dieu tutélaire, amant de l’humanité, qui se fait adorer à mesure qu’il se découvre[1]. »

Cette émotion, si vive qu’elle soit, n’est pas injustifiée, et ce n’est pas exagérer que de traiter le Compte rendu comme un événement capital, presque une révolution dans les mœurs politiques. Le secret des finances était, sous l’ancienne monarchie, une espèce de dogme tacite, auquel personne, pas même Turgot dans son bref passage aux affaires, n’avait encore osé toucher. D’après les usages établis, le contrôle général dressait annuellement, pour le Roi, un état, plus ou moins complet, où étaient évalués en bloc les dépenses et les revenus prévus pour l’exercice courant, puis, à la fin de chaque année, un autre compte des sommes perçues et des sommes dépensées. Parfois, comme dit Necker, « lorsque l’on voulait emprunter, » on indiquait, dans le préambule de l’édit, quelques chiffres sommaires et approximatifs, soi-disant destinés à fournir aux prêteurs un aperçu de la situation financière. Mais le public, dans la réalité, ignorait tout sur les comptes généraux, et les subsides fournis par la nation pour assurer son existence étaient employés, peut-on dire, au milieu des ténèbres. C’est grâce à cette méthode que, peu à peu, en France, s’était formée l’idée que le souverain était, non pas dépositaire, mais bien propriétaire légal de tout l’argent versé par ses sujets. Sous le règne même de Louis XVI, un courtisan avait pu dire, pour excuser certaines prodigalités excessives, qu’ « un homme qui a 477 millions de rente avait bien droit à quelques fantaisies. » Il se trouvait des hommes d’Etat pour ériger ces procédés en doctrine nationale et en glorifier leur pays. Voici ce qu’écrira Vergennes dans une note adressée au Roi : « L’exemple de l’Angleterre, qui publie ses comptes, est pris chez un peuple inquiet, calculateur, égoïste. Son application à la France est une injure faite au caractère national, qui est sentimental, confiant et tout dévoué à ses rois[2]. »

Devant un tel état d’esprit, exposer tout au long et à tous les regards, dans un document officiel, mis en vente pour une

  1. Le Salon de Mme Necker, par le comte d’Haussonville, passim.
  2. Note de Vergennes sur le Compte rendu de Necker, publiée par Soulavie dans ses Mémoires sur le règne de Louis XVI.