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homme d’ancien régime, Vergennes ne pouvait voir dans le directeur général qu’un brouillon et un agité, un dangereux révolutionnaire. La « qualité de protestant, » comme il disait dans un mémoire au Roi, choquait sa dévotion étroite, de même que « l’État d’étranger » blessait son patriotisme exclusif. De plus, son humeur ombrageuse supportait avec impatience le contrôle que Necker prétendait exercer sur les comptes de tous ses collègues. Il se croyait d’ailleurs des capacités financières. Après la retraite de Necker et la mort de Maurepas, il arrachera de la faiblesse du Roi l’institution d’un comité, dont il sera le chef, chargé de surveiller la gestion des autres ministres, de décider sur toutes dépenses nouvelles, et voudra s’arroger ainsi la direction suprême du Trésor de l’Etat[1].

Enfin, depuis deux ans, une divergence de vues, sur un point essentiel, achevait d’aigrir les rapports des deux hommes. Necker, obligé avant tout de subvenir aux frais écrasans de la guerre, poursuivi par l’idée que les réformations urgentes rencontraient de ce fait un obstacle invincible, appelait ardemment de ses vœux le retour de la paix. Ce désir l’obsédait, au point de se départir quelquefois de la réserve à laquelle l’obligeait sa situation officielle. Bientôt, dans un document destiné à la publicité, après avoir énuméré une série de réformes qu’il juge indispensables, il laissera échapper ces lignes remplies d’amertume : « L’exécution de ces projets, qui promettaient tant, aurait été facile, si les dépenses inévitables de la guerre n’avaient pas dévoré tant d’économies et d’améliorations ; c’est là, continuellement, la réflexion que je fais. Il n’y a aucune conquête, aucune alliance, qui puisse avoir autant de valeur pour Votre Majesté que les avantages qu’Elle pourra tirer un jour du développement de ses propres forces[2] ! »

Ainsi condamne-t-il publiquement la politique guerrière, ainsi pousse-t-il sans cesse le Roi à une rapide conclusion de la paix. Rien ne blessait, rien n’irritait Vergennes comme ce pacifisme impatient, comme cette ingérence passionnée, « indiscrète » à ses yeux, dans un domaine qui lui appartenait en

  1. Louis XVI, en signant à contre-cœur l’ordonnance qui organisait ce contrôle, semble en avoir senti les graves inconvéniens, car il ajoutait ces mois en tête de la feuille : Bon pour quelque temps. Cette institution souleva effectivement de nombreux conflits et dut être assez rapidement supprimée. — Voyez sur cette affaire mon livre Le Maréchal de Ségur, p. 252 et suivantes.
  2. Compte-rendu au Roi pour l’année 1781.