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quand on lit la « confession » ingénue de l’ancien compagnon d’armes de Marco Botzaris. Avec une qualité d’âme éminemment plus aimable, mais peut-être avec moins d’originalité et de puissance poétiques, c’est chose certaine que l’humble musicien de Thuringe égale pour le moins le privat-docent des cabarets de Halle, à la fois par la franchise intrépide de ses aveux et par l’abondance, la variété, l’agrément romanesque des épreuves qu’il a traversées. J’ai signalé déjà l’intérêt singulier des chapitres où il nous raconte sa tentative manquée d’enrôlement dans l’armée colombienne : mais surtout le second volume de ses Souvenirs constitue pour nous un document historique et psychologique d’une portée exceptionnelle, — en dehors même de l’actualité que nous offre aujourd’hui ce tableau des premières phases d’une lutte reprise vaillamment sous nos yeux, après une interruption de plus de trois quarts de siècle, pour aboutir, cette fois, au triomphe décisif.

Car Elster ne se borne pas à nous décrire le détail de ce qu’il a fait et de ce qui lui est arrivé. Il veut encore que son récit nous aide à connaître l’ensemble d’un grand drame historique où son rôle personnel, d’ailleurs, n’a pas laissé d’être considérable. A chaque page, nous rencontrons chez lui de vivans portraits des hommes d’État ou des chefs militaires qu’il a eu l’occasion d’approcher, depuis la simple et magnifique figure de Marco Botzaris jusqu’à celles d’un Odusseus et d’un Kolokotronis, véritables « rois des montagnes, » ne consentant à servir la cause nationale que dans la mesure où ses succès ont chance de favoriser leurs projets personnels de domination, ou même simplement leurs intérêts matériels. Et puis, au-dessous de ces hauts personnages, les Souvenirs d’Elster nous révèlent avec une netteté et une impartialité remarquables la situation sociale, intellectuelle et morale de tout le peuple grec, tel que l’avaient formé, — ou plutôt déformé, — aux environs de 1823, de longs siècles d’une oppression aveugle et cruelle.

Aveugles et cruels nous apparaissent également un bon nombre de ces soldats de l’armée du prince Maurocordato qui se plaisent à massacrer les prisonniers turcs, et ne se font pas faute, à l’occasion, de vider les sacoches des officiers philhellènes. Mais nous sentons profondément que c’est là, pour ainsi dire, une nature « artificielle » et toute provisoire chez les descendans des guerriers de Salamine, une sorte de masque collé sur leur véritable visage par la main des barbares qui les ont asservis. En fait, il suffit d’une victoire pour changer aussitôt les cœurs de ces hommes accoutumés à une